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j. delbœuf. — le dernier livre de g. h. lewes

tionné par Huber, que des fourmis, après quatre mois d’intervalle, ont reconnu une partie de leur colonie que l’ingénieux observateur avait enlevée et mise sous une cloche. Or je me suis toujours complu à me figurer que chaque fourmilière, chaque ruche a son langage propre, l’une parle le français, une autre l’allemand, d’autres l’italien, l’espagnol ou le basque, et que c’est à ce langage, composé, je le veux bien, d’un très petit nombre de signes conventionnels, que chaque peuplade distingue ses nationaux d’avec les étrangers. Sinon, comment s’expliquer la possibilité de ces longs combats que se livrent entre elles les fourmis fauves, par exemple ? Ne doit-on pas admettre qu’elles ont, elles aussi, leur mot schibbolet ou ciceri, qui leur donne le moyen de savoir si elles ont affaire à un ami ou à un ennemi. Huber leur attribue, il est vrai, un langage antennal. Mais il entend par là un tact excessivement subtil, aidé d’une mémoire extraordinaire, qui leur permettrait de fixer dans leur esprit les traits individuels de toutes leurs concitoyennes ; c’est là les douer d’une faculté que l’homme lui-même pourrait leur envier. Il est plus simple, ce me semble, de donner de tous ces faits et de leurs analogues une explication générale.

Allons plus loin encore. Toute société, même temporaire, par exemple, la cohabitation momentanée du mâle et de la femelle et de leurs petits, suppose l’existence d’un certain langage de convention, en ce sens que les individus qui vivent ensemble, finissent par comprendre mieux toute la signification des cris ou des gestes de chacun d’entre eux. Si, partant de là, nous jetons un regard général sur l’histoire des animaux, nous y distinguerons trois périodes : la période de l’individualisme ; devise : Chacun pour soi ; la période du particularisme ; devise : Tout pour les miens, rien pour les autres ; — enfin la période de la fraternité universelle, — l’espèce humaine seule, pour le moment, semble y tendre, — et même, ayant comme la conscience de son humble origine, elle n’est pas loin d’envelopper dans un même sentiment d’amour les espèces animales, et à reconnaître des droits à ces parents éloignés que le hasard des circonstances, autant que le défaut de forces physiques ou de facultés intellectuelles, a laissés dans une situation moins prospère.

Je résume d’un mot ma critique. St le langage symbolique appartient exclusivement à l’homme, on ne comprend pas comment l’homme a fait son apparition sur la Terre. Il y a là un point obscur ou une lacune. À d’autres que Lewes, hélas ! d’élucider l’un ou de combler l’autre.

J. Delbœuf.