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reur, où jamais la lumière du ciel ne pénètre. L’Erèbe a été la nuit d’en haut avant d’être la nuit d’en bas, et la grammaire comparée, confirmant les inductions de la mythologie, reconnaît dans son nom, Ἔρεβος, l’équivalent exact du sanscrit rajas, nom de l’atmosphère, de la région nébuleuse[1]. L’enfer a été dans le ciel avant d’être sous terre ; c’est le ciel d’orage qui en a fourni le premier type, et si naturelle était cette conception qu’à trois mille ans de distance Milton la retrouvait : dans le conseil que tiennent les anges vaincus précipités du ciel dans l’enfer, Mammon, les exhortant à se résigner et à se faire un palais de leur prison, s’écrie : « Est-ce ce profond univers de ténèbres que nous redoutons ? Que de fois parmi les épais et sombres nuages le Seigneur tout souverain du ciel établit sa résidence et de la majesté des ténèbres enveloppe son trône, du fond desquelles les tonnerres profonds rugissent, concentrant leurs rages, et le ciel prend l’aspect de l’enfer[2]. »

Mais de ces nuages, de ces ténèbres, de cet enfer, doit sortir le ciel lumineux de cette nuit, le jour ; c’est pourquoi « de la nuit naquirent l’Éther et le Jour, qu’elle enfanta unie d’amour à Érèbe ».

§ 14 bis. Remplaçons Χάος par un de ses équivalents, ἀήρ[3], l’atmosphère ; remplaçons l’expression mythique et personnelle par l’expression générale et abstraite, et nous avons Anaximène[4]. Socrate, proclamant dieux ce Chaos et la Nuée, ne fait que ramener aux formules primitives le système d’Anaximène. L’air est le principe premier, parce que, disent les interprètes postérieurs, il se transforme aisément[5], ou, selon un critique moderne[6], parce que c’est par l’air que les créatures respirent et vivent et qu’il doit être par suite le principe universel. Peut-être est-ce ainsi en effet qu’Anaximène s’expliquait lui-même

  1. Ascoli, Fonologia, § 36, 4 c’est le gothique rikvis, ténèbres. Le rapprochement proposé avec le sémitique arb, occident, soir, n’est qu’un rapprochement de son : il faudrait, pour l’admettre à discussion, que arb eût une valeur mythique en sémitique, ce que l’on n’a pas songé à démontrer.
  2. This deep world
    Of darkness do we dread ? How oft amidst
    Thick clouds and dark doth heaven’s ail ruling sire
    Choose to reside (his glory unobscured),
    And with the majesty of darkness round
    Covers his throne ; from whence deep thunders roar
    Mustring their rage and heaven resembles hell

    (Paradise Lost, II, 262).
  3. Χάος, dit le Scholiaste d’Aristophane, pour ἀήρ (χάους ἀντὶ τοῦ ἀέρος). Il donne comme exemple ce vers d’Ibycus :
    Ποτᾶται δ’ ἐν ἀλλοτρίῳ χάει.
  4. Né dans la 63e olympiade (entre 528 et 525).
  5. Simplicius, ap. Zeller, tr. Boutroux, p. 247.
  6. Zeller (p. 248), d’après Plutarque (De plac. phil., I, 3 ; vide infra, § 31) ; et d’après les théories de Diogène d’Apollonie, disciple d’Anaximène.