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par le ténébreux Nifhleim, littéralement « la demeure des nuées », de sorte que cette cosmologie, qui, de toutes celles que nous avons vues jusqu’ici, semble la plus étrange et la plus tourmentée, fournit au premier mot le mot même de son énigme. C’est la nuée ténébreuse qui, ici comme en Inde, comme en Perse, comme en Grèce, paraît au seuil du monde. Seulement la vieille cosmologie élaborée en Asie dans les temps préhistoriques, en passant par les glaces éternelles des Dofrines et de l’Irlande, s’est glacée en route. Les eaux de la nuée laissaient autrefois le monde sortir de leur sein en se dissipant ; ici, elles en fournissent la matière en se glaçant. Les eaux de la nuée faisaient autrefois paraître le monde sous l’action du feu de l’éclair ; la mythologie transie des Scandinaves ne peut plus comprendre l’union intime du feu et de la nuée qu’elle a glacée ; elle sépare donc les deux principes, les oppose l’un à l’autre au lieu de les combiner ; oppose Muspelheim à Niflheim comme dans une ébauche de dualisme ; Muspelheim, l’ancienne région de la flamme orageuse, identique de nature à Niflheim, la région de la nuée, devient, quand Niflheim s’est glacé, la région douce, bénie, où expirent la froidure et le gel. Mais le dualisme naissant n’a pas su effacer les traces de l’ancienne union des deux principes : les rivières qui sortent de Niflheim, ce séjour glacé, sont des rivières ardentes, souvenir d’un temps où Niflheim, n’étant que la nuée, contenait encore la flamme en son sein ; et Muspelheim, ce séjour bienheureux et béni, c’est lui qui recèle en son sein, nous apprend l’Edda, le démon Surtur, qui doit consumer le monde à la fin des siècles[1], souvenir d’un temps où Muspelheim n’était que la région de la flammé atmosphérique et par suite le siège de l’orage et des démons[2].

§ 27. Nous avons vu dans l’Inde une des formes mythiques de la nuée, l’arbre, fournir le principe d’une cosmologie secondaire, représentée en Grèce par Phérécyde. En Germanie, de même. En Inde, le monde est l’arbre de Brahma ou l’épanouissement du lotus d’or ; en Germanie, le monde est une ramification du frêne Yggdrasil. Yggdrasil est le plus grand et le plus beau des arbres : ses racines s’étendent sur tout l’univers et vont jusqu’au ciel. Trois racines le tiennent fixe qui au loin s’étendent : l’une où sont les Ases (les dieux), l’autre où sont les Hrimthursen (les géants de la gelée, les démons), l’autre

  1. Edda, Gylfaginning, 4, 51.
  2. L’abîme au sein duquel se fait la création s’appelle Ginnunga-gap, « le vide béant » ; c’est le Chaos, non seulement de fait, mais littéralement ; Ginnunga est dérivé de la même racine que χαίνω (χάος), la racine χαν en germanique gin (allemand gähnen, anglais yawn).