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devenir tout à fait nuisibles, après avoir été primitivement fort utiles. L’intérêt juridique et l’intérêt social, d’abord identiques, puis séparés, finissent par se combattre. Il en fut ainsi à tous les âges, mais plus particulièrement aux époques de progrès rapides comme aujourd’hui.

Notre législation criminelle se trouve précisément dans cette phase où la loi n’est plus en rapport avec les besoins de la société qu’elle est appeler à régir. Le magistrat qui juge en prenant, comme il doit le faire, la loi pour guide, juge dans un intérêt qui est sans doute l’intérêt de la loi, mais qui n’est plus celui de la société.

Pour bien saisir l’esprit philosophique de notre législation relativement aux criminels, il est nécessaire de remonter à ses racines réelles et avoir présent à l’esprit l’enchaînement de ses transformations successives. Sur l’histoire de cette évolution, les livres de droit classiques sont profondément muets. Au delà de la loi des Douze tables, il n’y a plus pour eux que la nuit des temps. Je ne veux pas assurément recommencer ici un historique dont j’ai déjà tracé l’esquisse dans le chapitre consacré à « l’évolution du droit » de mon ouvrage L’homme et les sociétés ; leurs origines et leur histoire ; mais il est nécessaire pour le but que je me propose de rappeler en quelques mots que le droit de punir fut d’abord chez tous les peuples le droit pur et simple de vengeance, droit primitivement exercé par l’offensé ou sa famille et plus tard par la société elle-même. À la vengeance par la peine du talion, à l’œil pour œil, dent pour dent de la Bible et de tous les anciens codes, se substitua plus tard une compensation pécuniaire. Le sens primitif du mot peine dans son origine grecque ou latine (ποίνη, pœna) signifie simplement compensation. Le crime en lui-même n’avait rien de déshonorant ; c’était un simple dommage. La vengeance étant satisfaite par la compensation, le coupable n’était pas plus atteint dans sa considération que ne l’est aujourd’hui le directeur d’une ligne de chemin de fer lorsqu’il a indemnisé les victimes d’un accident. Dans la loi anglo-saxonne, la vie de chaque homme, les dommages moraux ou matériels qu’il peut souffrir étaient évalués à une somme d’argent variable suivant son rang.

Notre idée moderne de crime n’existait donc pas dans les codes primitifs, au moins en ce qui concernait les individus ; elle n’y apparaît que pour les offenses atteignant toute la tribu ou les dieux de la tribu. Dans une forme d’évolution plus avancée, on reconnut que la société était toujours plus ou moins lésée par les torts des particuliers à l’égard les uns des autres, et que le meurtrier, le voleur, l’incendiaire était fort dangereux en réalité pour tous. La société arriva alors à se substituer à l’individu dans la poursuite du châti-