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g. guéroult. — du rôle du mouvement

ou telle allégorie parle à son imagination, il s’échauffe, il s’anime, et son âme prend un mouvement, un état d’émotion qu’il raconte à nos yeux dans son œuvre. Et c’est précisément cette émotion qui, communiquée au spectateur, par les mouvements oculaires, fait l’intérêt de la statue ou du groupe, presque indépendamment du sujet. À l’appui de cette assertion, nous pourrions citer la plupart des chefs-d’œuvre de la statuaire antique. Les érudits disputent entre eux pour déterminer si la Vénus de Milo est une Vénus, ou une Victoire. Que nous importe, si les lignes de ce corps admirable font naître en nous l’idée de ce que la beauté féminine comporte de plus souverainement parfait ? On ne sait pas bien si le buste qui est placé tout près d’elle, au Louvre, est un Thésée ou un Apollon ; mais cette question, résolue en faveur du héros athénien ou du dieu des Muses, ne modifierait en rien l’impression esthétique éprouvée. Pour prendre un exemple récent, tout le monde se rappelle le Génie conservant le secret de la tombe, qui a si justement valu à M. de Saint-Marceau la plus haute récompense d’un des derniers salons. Nous croyons pouvoir avouer humblement, avec le ferme espoir de n’être pas seul, que l’idée de M. de Saint-Marceau est restée fort obscure pour nous. Nous avions visité l’Exposition sans livret, et nous avions été immédiatement attiré par cette figure étrange, intéressante. La légende n’a ni ajouté ni retranché à notre impression première. Puisque nous avons déjà cherché des analogies entre les arts plastiques et la musique, nous dirions volontiers qu’une statue ou un groupe nous semblent présenter une certaine ressemblance avec les Lieder de Schubert ou de Schumann, avec les airs ou romances inspirés à Gounod et à Reber par le Vallon de Lamartine ou les Orientales de Victor Hugo. Les paroles allemandes, la poésie de nos inimitables maîtres ont joué, pour le musicien, un rôle inspirateur et excitateur en quelque sorte. Mais, pour l’auditeur, on peut les supprimer ou, ce qui revient presque au même, les traduire dans une autre langue, sans affaiblir sensiblement l’impression musicale. Les sculpteurs auraient donc tort, à notre avis du moins, de vouloir donner à leurs œuvres le caractère précis, littéraire, pour ainsi dire, qui n’est pas dans la nature de leur art. On rapporte que le sculpteur Bra, travaillant à la statue d’Ulysse chez Calypso qui est dans le jardin du Palais-Royal, avait visé particulièrement à un mérite de ce genre. Il avait lu, relu et médité dans tous leurs détails l’Iliade, l’Odyssée, l’Ajax et le Philoctète. Il avait étudié l’anatomie et la phrénologie, pour être sûr de n’oublier aucune des bosses caractéristiques du rusé fils de Laerte. Suivant lui, il devait suffire de regarder sa statue pour que le mot Ulysse s’échappât