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très exceptionnellement placé au point de vue. Aussi les théoriciens les plus éminents de la perspective, Léonard de Vinci en tête, dans son fameux Trattato, sont-ils unanimes à conseiller, ou plutôt à prescrire, certaines dérogations à leurs, propres règles. Il est bien connu des perspecteurs, par exemple, qu’il faut toujours représenter sur un tableau, une sphère par un cercle, et non par une ellipse comme le voudrait la théorie dans l’immense majorité des cas.

La peinture, le dessin, est donc un compromis perpétuel entre des exigences mathématiquement inconciliables ; le mouvement oculaire fournit à l’esprit des données sans cesse contradictoires, et naturellement, dans ce conflit, il perd de son action, de son énergie. Comme, en dernière analyse, c’est à l’esprit, à l’âme du spectateur que s’adresse l’artiste, il a fallu retrouver d’un côté ce qu’on perdait de l’autre. Le peintre a cherché, dans la couleur, dans la figuration exacte des moindres détails d’ombre et de modelé, les ressources que lui refusaient les imperfections du mouvement oculaire. En voyant les teintes, les lumières et les ombres minutieusement reproduites ; le spectateur oublie les contradictions perspectives ; son imagination qui s’échauffe, sa mémoire qui se réveille, imposent silence aux habitudes de la vision, et, j’allais presque dire, le tour est fait. L’illusion n’est jamais assez complète pour qu’il en résulte l’inconvénient précédemment signalé pour les figures de cire. Jamais le spectateur ne se trompera au point de prendre un tableau pour une réalité, et la reproduction de la nature, plus fidèle à certains égards qu’en sculpture, n’a d’autre effet que de mettre en jeu des forces qui, précédemment, restaient sans emploi. Les dessins au simple trait, si purs et si expressifs, de certains maîtres, d’Ingres par exemple, ne viennent nullement en contradiction avec ce qui précède. Ce sont, la plupart du temps, des profils ou des portraits, où la dimension de profondeur est presque absolument négligeable.

La peinture est donc un art plus intellectuel, si l’on peut ainsi parler, que la sculpture et surtout que l’architecture considérée au point de vue purement esthétique. L’artiste ne peut plus se contenter des formes, c’est-à-dire du mouvement oculaire ; il lui faut la couleur, ou tout au moins le détail plus complet. Ainsi s’explique, suivant nous, comment les sculpteurs qui s’adonnent exceptionnellement à la peinture, ou ceux qui, comme David et ses élèves, font de la sculpture en peinture, ainsi que l’a très judicieusement remarqué M. Guizot, produisent des œuvres d’un caractère généralement plus froid. Si le Jugement dernier de Michel-Ange semble faire exception à cette règle, c’est peut-être, entre autres raisons, que la scène représentée se passe dans le ciel, c’est-à-dire dans une région inusitée