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ce moi double, qui d’une part s’oblige à comparaître tout tremblant à la barre du tribunal et qui de l’autre se confie la fonction de juge et l’exerce avec une autorité innée : faute de cette application, la raison tomberait en contradiction avec elle-même[1], car ce serait la même raison qui condamnerait au nom de la liberté et qui absoudrait au nom du déterminisme ; de plus, ce serait le même moi qui serait juge et partie, accusateur et accusé. Ce n’est donc pas le moi-noumène qui peut offrir le spectacle de cette contradiction et se condamner : il est au contraire pur, et c’est pour cela qu’il est un juge intègre. De là Kant déduit que c’est le moi sensible qui comparait devant le moi-noumène ; mais il ne s’aperçoit pas que le jugement est encore. ici impossible : le moi sensible, en effet, est ce qu’il peut être, ce. que le noumène le fait. Où sera donc le péché dans le phénomène ? Tout y étant le produit de la cause suprasensible, tout exprime cette cause, et c’est toujours à elle-même que cette cause doit s’en prendre, — ce qui l’oblige à redevenir à la fois juge et partie, raison pure et raison impure. S’il y a péché radical du moi-noumène, comment l’homme réel peut-il connaître ce péché accompli dans un monde inconnaissable ? Il ne pourra distinguer l’état de péché nouménal et l’état de grâce nouménal. D’autre part, nous avons vu qu’il ne pourrait distinguer, parmi les phénomènes, ceux qui expriment le mal de ceux qui expriment le bien, ni, ce qui revient au même, les actes libres de ceux qui ne le sont pas. Il faudrait pour cela pénétrer dans la racine même des choses. D’ailleurs, cette racine est une seule et même liberté nouménale pour toute la série de nos actes, un seul et même « caractère intelligible » pour tout le « caractère empirique » qui en dérive par une prédestination décorée du nom de liberté. Comment se reconnaître dans ce dédale de moi différents et pourtant inséparables, dans cette mythologie de noumènes et de phénomènes ? Le moi pur ne saurait se condamner ni condamner le moi impur, qui n’en peut mais, ni condamner sans contradiction l’acte contradictoire lui-même par lequel, du sein de sa pureté, il aurait cependant produit l’impureté.

Resterait une hypothèse, qui serait d’attribuer le mal aux causes extérieures, à la matière, au rapport mutuel des noumènes que Platon appelait le mélange des idées[2]. On aurait ainsi dans le moi suprasensible la responsabilité du bien, et dans le moi sensible l’explication du mal, sinon sa responsabilité. Mais alors, au, fond, tous les moi seraient absolument bons en tant que noumènes, et le mal ne serait

  1. Éléments métaph. de la doctrine de la vertu, § 13, note.
  2. Voir notre Philosophie de Platon, tome I.