Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/657

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
653
a. naville. — l’amour-propre

termes que l’opinion des autres à notre sujet n’intéresse notre amour propre que parce qu’elle modifie l’opinion que nous avons de nous-mêmes ensuite je chercherai à montrer que le plaisir que nous cause la haute opinion de notre personne est lui-même un sentiment dérivé, et, en expliquant sa genèse, j’essayerai de faire comprendre sa puissance.

Les lecteurs sont priés de ne pas oublier qu’il s’agit ici d’une étude psychologique et non d’une étude morale. On y cherche à comprendre l’amour-propre et non à le juger. La morale peut avoir beaucoup plus d’importance que la psychologie. Mais il est nécessaire de distinguer nettement les deux disciplines.

Nous devons dire d’abord ce que l’amour-propre n’est pas.

L’amour propre n’est pas l’amour de soi, première confusion d’idées qu’il faut écarter. Amour de soi est une expression dont il est embarrassant de définir le sens, quand on voudrait éviter de passer pour un disciple de M. de La Palisse. On désigne par elle ce fait universel que chaque être sensible jouit de ses joies et souffre de ses souffrances, et que par conséquent chacun désire pour soi la joie et redoute pour soi la souffrance. Quand on parle de l’amour de soi, c’est d’ordinaire en l’opposant à l’amour du prochain. Nos joies et nos souffrances nous touchent en général plus que celles des autres hommes. Cette sensibilité toute spéciale à l’endroit de nos événements personnels, cet intérêt tout particulier pour nous-mêmes, c’est l’amour de soi. Quand je suis à table, les mets qui entrent dans mon estomac me causent généralement un plaisir plus vif que ceux qui entrent dans l’estomac de mon voisin. Quand vous postulez une place dans un concours, même en compétition avec de bons amis, celui des concurrents dont vous souhaitez le succès avec le plus d’ardeur, c’est presque toujours vous-même. Il n’arrive que bien rarement, même aux hommes les plus généreux, de s’affliger des malheurs du prochain aussi fortement que de leurs propres malheurs. Voilà l’amour de soi. Mais l’amour de soi n’est pas l’amour-propre. Je croirais à peine nécessaire de faire remarquer cette différence si l’on n’avait pas souvent confondu ces deux idées. Au dix-septième siècle, en France, les deux expressions amour-propre et amour de soi se prenaient indifféremment l’une pour l’autre. « L’amour-propre, dit La Rochefoucauld, est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi. » Et, de nos jours, voici les définitions que je trouve dans le dictionnaire de M. Littré « Amour de soi, sentiment naturel qui attache chaque homme à ce qui lui est personnel. » — Amour-propre, amour de soi considéré comme un sentiment excessif pour soi