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le voir, est, au fond, tout l’amour propre, est-il un sentiment direct et premier, ou est-il lui aussi un dérivé ? Ce sentiment est si universel et parait si naturel qu’on le considère généralement comme un des faits primitifs de la nature humaine. De même que Minerve sortit tout armée du cerveau de Jupiter, de même nous naîtrions avec le désir tout formé de nous admirer. S’il en était ainsi, il faudrait se borner à constater l’amour-propre. On ne devait pas chercher à l’expliquer. Mais la réflexion scientifique me paraît être en désaccord sur ce point avec l’opinion commune. Plusieurs psychologistes déjà ont émis la pensée que l’amour propre ne peut pas être un sentiment direct et premier. Horwicz, par exemple, dans ses Analyses psychologiques, et N. Grote, dans la Revue philosophique (VI, p. 262). Je pense comme ces auteurs. Je ne comprends pas mieux comment notre admiration de nous-mêmes pourrait nous causer un plaisir direct que je ne comprends comment pourrait le faire l’admiration des autres, et je vais essayer de montrer de quelle manière naît par une association d’idées le plaisir que nous avons à nous admirer nous-mêmes. Je ne me dissimule ni les objections que ma thèse pourra soulever, ni les obscurités qu’elle laissera subsister sur ce délicat problème. J’ose croire toutefois qu’elle ne paraîtra pas sans intérêt aux hommes qui comprennent l’importance et qui connaissent les difficultés de l’analyse psychologique. Je disais en commençant cette étude qu’on n’a pas expliqué pourquoi l’amour-propre a sur l’âme humaine une si grande puissance. La thèse que je vais développer me paraît plus propre qu’aucune autre à fournir cette explication.

La cause première de tout plaisir, Aristote l’a dit dès longtemps, c’est l’activité. Nous naissons doués de certaines aptitudes. Le bonheur pour nous consiste à les réaliser. L’inaction ne peut produire que l’ennui. L’action seule procure la joie. Une vie heureuse, c’est une vie remplie. Mais il ne suffit pourtant pas d’être actif pour être heureux. Ce serait rester indéfiniment enfant que de se contenter d’un mouvement quelconque, d’un exercice quelconque des facultés. Pour que son activité lui procure de la joie l’homme a besoin de croire qu’elle a de la valeur. Dans tous les domaines il se propose un idéal, et ne peut trouver de satisfaction que dans une activité qu’il sente conforme à cet idéal. Les manières dont les hommes conçoivent ce but supérieur sont sans doute diverses. Chaque peuple, chaque individu même se fait un idéal à sa façon. L’idéal varie avec les temps, les circonstances, le milieu, le tempérament ; il s’élève avec les triomphes de la volonté, il s’abaisse avec ses défaillances. Mais, sous toutes ces diversités, on retrouve partout ce trait commun