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a. naville. — l’amour-propre

de la nature humaine que nos facultés sont orientées vers un but objectif. L’homme le plus superficiel, le plus faible même, a encore son idéal, qu’il aime et loin duquel il n’y a pas pour lui dans son activité de plaisir solide. On ne saurait perdre cette tendance à l’idéal sans sortir des conditions de la nature humaine. Nous ne contemplons pas, nous ne pensons pas, nous ne transformons pas la réalité simplement pour occuper notre esprit par la contemplation, la pensée et la volonté. Nous cherchons la beauté, nous aspirons à la vérité, nous voulons réaliser le bien. Et l’activité de nos facultés, qui est pour nous une cause de jouissance quand nous croyons qu’elle va dans le sens de l’idéal, peut être au contraire une cause de douleur quand l’idéal cherché nous paraît se dérober à nos efforts. C’est une grande joie de contempler quand on croit être entraîné et ravi par la beauté véritable. Mais ce serait une souffrance de se sentir attiré, fasciné, en se demandant si l’on n’est pas dupe d’une mensongère apparence de beauté. C’est une grande joie de penser quand on croit comprendre. Mais c’est une souffrance de chercher toujours sans jamais croire qu’on a trouvé, de se défier constamment de ses propres jugements et, n’osant ni affirmer ni nier, de rester enfermé dans les ténèbres du doute impuissant. C’est une grande joie de produire, de faire une œuvre, de façonner la matière ou de gouverner les esprits, quand on croit avoir une idée juste et qu’on compte sur le succès. Mais c’est une souffrance amère d’agir quand on croit ses efforts inutiles ou quand on doute même de l’œuvre que l’on fait.

Le plaisir que nous procure l’exercice de nos facultés est donc proportionnel à l’idée que nous avons de la valeur de notre activité. Mais de quoi dépend l’idée que nous avons de la valeur de notre activité ? N’est-ce pas surtout de notre opinion au sujet de la valeur de notre personne ? Notre activité ne résulte-t-elle pas de ce que nous sommes ? Et ne doit-elle pas, par conséquent, avoir la même valeur que nous avons nous-mêmes ? Si nous avions confiance en nous-mêmes en tout, nous pourrions nous livrer avec plaisir à une activité quelconque, parce que, quoi que nous fissions, nous aurions la conviction de le bien faire. Si nous doutions de nous-mêmes en tout, aucune activité ne nous procurerait de plaisir, parce que, quoi que nous fissions, nous craindrions de le mal faire.

La puissance de l’amour-propre sur l’âme humaine n’est donc pas un fait primitif, c’est-à-dire inexplicable. On peut le comprendre et l’expliquer. Si l’amour-propre a sur nous un tel empire que, pour le satisfaire, nous sommes généralement prêts aux plus grands sacrifices, c’est que l’opinion favorable ou défavorable que nous avons