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par une telle réflexion sur la nature, nous ne lui attribuons qu’une finalité formelle et non pas réelle (aucune fin déterminée) ; mais nous sommes plus près de comprendre qu’elle peut avoir un but final, celui que postule la raison pratique, la moralité. Ainsi le concept de la finalité formelle de la nature est un principe original, intermédiaire entre le concept de la causalité naturelle, qui relève de l’entendement, et le concept de la liberté morale, qui appartient à la raison pratique[1]. Voilà le principe transcendantal du jugement réfléchissant.

3o Distinction des jugements esthétiques et des jugements téléologiques proprement dits. — Si le concept de finalité est le principe propre du jugement réfléchissant, les problèmes téléologiques, toujours si importants en philosophie, et qui avaient dû bien souvent préoccuper l’esprit de Kant depuis le jour il s’était réveillé de « son sommeil dogmatique » et arraché à la métaphysique leibnitzienne, ces problèmes vont enfin recevoir une solution critique. Au premier abord, on pourrait croire que le mécanisme physique fondé à priori sur la nature de l’entendement, suffit à l’explication des phénomènes. Ce serait oublier que l’entendement est formel, et que le mécanisme ne nous est connu dans sa matière que par l’expérience. De l’idée formelle de cause, on ne peut passer déductivement à telle espèce déterminée de causalité. Donc l’ordre du monde est sans doute nécessaire ; mais l’ordre réel de notre monde est contingent à notre regard. Et il pourrait se faire que cet ordre fût si incohérent, les lois de la nature si hétérogènes que la pensée du général fût impossible. Le savant qui poursuit la vérité générale doit admettre implicitement que la nature rend possible l’unité de l’expérience, et pour cela qu’elle est ordonnée suivant une loi de spécification qui s’accommode ainsi aux exigences de notre faculté de connaître. Comme le dit un commentateur de Kant, toute induction scientifique est fondée sur le principe de finalité en même temps que sur le principe de causalité[2]. Ainsi le jugement réfléchissant n’est pas seulement propre à saisir la beauté des productions naturelles et à éveiller le sentiment ; il est aussi un organe essentiel de la connaissance théorique de la nature. L’idée de finalité est dans le lien qui rapproche les jugements esthétiques et les jugements téléologiques (logiques), et unit dans la forme systématique définitive les deux parties différentes de l’œuvre. M. B. Erdmann arrête ici son introduction historique à la Critique du jugement. On voit en effet comment s’est formée la troisième critique, et l’on embrasse maintenant d’un coup d’œil l’architectonique du système entier de Kant. Le tableau suivant,

  1. Dans la Critique de la raison pure, en établissant l’impossibilité de toute preuve physico-théologique de l’existence de Dieu, il ne repousse pas cependant l’idée de la finalité de la nature. Il écarte la question, il ne la résout pas. Voyez trad. Barni. t. II, p. 212).
  2. M. Lachelier, Du fondement de l’induction.