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Ce n’est pas d’ailleurs le seul voyage que Leibnitz fit à Londres : il y vint de nouveau trois ans après (octobre 1676), en se rendant de Paris à Hanovre. S’il ne sut rien de Glisson, c’est donc deux fois qu’il serait passé près de lui sans soupçonner son existence.

On dira peut-être : « Il ne s’agit que de savoir s’il l’a cité ; il n’était pas homme à cacher son érudition, à dissimuler ses lectures et ses emprunts : si nulle part il ne nomme Glisson, c’est qu’il ne lui doit doit rien ; pourquoi ces conjectures injurieuses ? » Or le nom de Glisson ne se trouve pas une seule fois dans ses écrits, pas plus dans les manuscrits inédits de la Bibliothèque de Hanovre que dans les œuvres imprimées : c’est ce que m’affirme le savant bibliothécaire actuel, M. Ed. Bodemann, qui a bien voulu faire pour moi des recherches à ce sujet. Pour M. Bodemann, il y a là une preuve suffisante que Glisson est resté inconnu à Leibnitz. La question, pourtant, n’est pas si simple. Il est vrai que Leibnitz cite à profusion des noms propres, dont assez peu tiennent dans l’histoire des sciences autant de place que celui de Glisson ; mais, entre ses contemporains, ce n’est pas ceux à qu’il doit le plus, qu’il appelle le plus volontiers en témoignage. Cartésien s’il en fut, il cite Descartes à la vérité, mais jamais pour le louer ou le saluer comme son maître. Ce qu’il tient de lui est sous-entendu ; il ne dit que ce qu’il lui reproche. Visiblement, il n’avait point de goût pour le rôle de disciple : « J’avoue que je ne suis rien moins que cartésien, fateor me nihil minus quam cartesianum esse. » Son originalité était grande, mais il en était fort soigneux. Dans ses rapports avec Newton, on voit mieux encore ce trait de caractère. Il est prouvé que, s’il trouva de son côté le calcul infinitésimal, une lettre de Newton l’avait mis sur la voie, lettre dans laquelle, dit Fontenelle. « la méthode des fluxions était assez expliquée pour donner toutes les ouvertures nécessaires à un homme aussi intelligent. » Or, lorsqu’il publie sa découverte en 1684, dans le Journal des savants de Leipzig, il ne dit point que le principe fondamental en avait été posé par Newton dès 1665. Newton, au contraire, donnant, deux ans plus tard, ses Principes, raconte avec une parfaite candeur que ses vues, communiquées autrefois à un jeune savant allemand, M. Leibnitz, se sont trouvées d’accord avec des pensées analogues qu’il avait de son côté. Cette mention disparut à la seconde édition, Newton ayant appris l’oubli de Leibnitz. Ce fut sa seule façon de s’en plaindre, « soit dit Fontenelle, qu’il se reposât de sa gloire sur des compatriotes assez vifs, soit qu’il fût supérieur à cette gloire même. » Mais l’Angleterre prit fait et cause ; une véritable enquête eut lieu. Acceptée pour juge par Leibnitz, la Société Royale de Londres prononça en faveur