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H. MARION. — françois glisson

de Newton (1713) un jugement célèbre et souvent reproduit[1].

Il est probable que Leibnitz croyait de très bonne foi à l’originalité absolue de son invention, comme à l’entière indépendance de sa philosophie à l’égard de celle de Descartes. Les esprits de cette trempe ont une manière si prompte et si bien à eux de comprendre toutes choses, qu’à peine se souviennent-ils de la première occasion qu’ils ont eue d’y penser. Mais, s’il avait de ces oublis avec des hommes que tout le monde eût été fier d’avouer pour maitres, n’a-t-il pu, à plus forte raison, prendre quelque liberté avec Glisson, dont la renommée sans doute ne franchissait pas l’enceinte de Londres ? Quel besoin de lui rapporter l’honneur de quelques idées profondes perdues dans son fatras scolastique ? Au reste, on ne mettait pas alors le même scrupule qu’aujourd’hui à indiquer les sources où l’on puisait. Le plagiat littéraire était dénoncé comme un ridicule plutôt que flétri comme un manque de loyauté. Quant aux vérités philosophiques, ne sont-elles pas le bien commun ? Chacun peut se croire en droit d’en faire son profit, sans dire et peut-être sans bien savoir d’où elles lui viennent. Dans ses longues réflexions sur la substance, il se peut aussi que Leibnitz n’ait plus démêlé à la fin ce qui lui avait été suggéré et ce qu’il avait tiré de son fonds propre. Ses lectures, après tout, n’étaient pour lui que des occasions de tirer plus de lui-même. Ainsi, d’une part, il pourrait s’être souvenu de Glisson et ne s’être pas fait conscience de taire son nom ; de l’autre, il est possible qu’à distance Glisson et son Traité n’aient plus été dans son esprit qu’à l’état de réminiscence inconsciente et, pour parler sa propre langue, de perception inaperçue.

Un point important était de savoir si le Traité en question est à la bibliothèque de Hanovre. Car Leibnitz, qui a dirigé quarante ans cette bibliothèque, a dû y faire entrer les ouvrages qu’il goûtait ; de plus, elle a hérité, comme on sait, de tous ses livres et manuscrits. Or ledit ouvrage se trouve en effet à la Bibliothèque royale. Mais l’unique exemplaire qu’elle en possède n’y a été introduit ni par Leibnitz, ni de son vivant, et ne provient pas de sa bibliothèque personnelle. Il n’y est entré que treize ans après sa mort, en 1729, par l’achat qu’on fit des livres de l’abbé Gerhard Molan, de Loccum. « Si Leibnitz avait possédé le Traité, pense M. Bodemann, à qui je dois encore cette information, il faudrait que son exemplaire eût été aliéné comme double, ce qui n’est pas à croire. » On a dû, en effet, de tout temps,

  1. On peut en lire le texte dans Thomas Thomson, Hist. of the Roy. Soc. — La méthode de Leibnitz est en grande partie originale, sa notation a prévalu dans la pratique, et il eut le mérite de publier le premier ; mais rien n’autorise à croire qu’il eût fait sa découverte sans des indications qu’il reçut de Londres durant son premier séjour à Paris. 1672.