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H. MARION. — françois glisson

la perception naturelle parvenue à une perfection plus baute, Scaliger admire à bon droit l’excellence propre de la perception naturelle.

Il l’admire tant qu’il la rapporte à l’opération immédiate de Dieu. Glisson y souscrit, mais à condition qu’on n’entende par là que « le concours ordinaire de Dieu ». Or c’est ce que ne pouvait souffrir, parait-il, un certain Basso, lequel croyait nécessaire un concours extraordinaire, de peur qu’en faisant trop grande la part de la créature on ne réduisit à trop peu de chose le rôle de Dieu. « L’honnête docteur, s’écrie Glisson, se fait une pauvre idée de Dieu et de l’ordre du monde ! On dirait que Dieu ne pouvait présider à son œuvre, gouverner le monde à son gré, qu’à condition de faire ses créatures incomplètes, insuffisantes, incapables d’accomplir naturellement leurs fonctions avec son seul concours ordinaire ! Eh ! quoi, Dieu n’a donc, produit à l’origine qu’une ébauche de monde, une monde inachevé, défectueux, qu’il lui faut de jour en jour réparer et refaire par de nouveaux miracles ? De telles opinions me semblent indignes d’être réfutées. Les desseins de Dieu sont impénétrables et non accessibles au premier ardélion venu. La perfection naturelle de la créature, loin d’exclure l’action directrice de Dieu, est la plus grande preuve de sa gloire[1]. » — En combien d’endroits Leibnitz s’élève de même contre ceux qui « n’ont pas d’assez grandes idées de la majesté de la nature[2] » ! Pour lui aussi, la créature agit et vit par elle-même, sans miracle ; « toutes ses actions viennent de son propre fonds, excepté la dépendance de Dieu[3]. »

Au reste, tout admirable qu’elle est, la perception naturelle ne dépasse pas, en somme, la perfection bornée qui convient à la créature. « Elle connaît parfaitement, sans ignorance ni erreur, son objet tout entier, toutes les parties de cet objet dans leur ordre et dans leurs rapports, et les causes qui l’affectent, et ses dispositions ou aptitudes à prendre la forme à laquelle il est destiné, et les moyens de préparer la matière à revêtir cette forme » : voilà ses perfections… et il ne faut rien de plus pour expliquer la formation du poulet dans l’œuf. Mais qu’on ne dise pas « que ce sont là des attributs plus nobles que ceux-mêmes de l’âme raisonnable, et que c’est faire trop d’honneur à la matière du fœtus ; » car cette perception naturelle a aussi bien des imperfections. D’abord son objet est fort étroit : elle est loin d’avoir la portée des sens, car elle est bornée au sujet lui-même et n’atteint qu’indirectement les causes et les effets futurs de ses modifications. En-

  1. Ad Lect., 13.
  2. Erdmann, p. 126.
  3. Erdm., p. 107, 156, Monadol., 18, etc.