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H. MARION. — françois glisson

division actuelle, à l’infini, c’est-à-dire l’existence de parties réelles et distinctes en nombre infini. La division à l’infini d’un tout donné « ne saurait être réalisée même par la toute-puissance de Dieu, car Dieu peut tout ce qu’il peut vouloir, mais ne peut pas vouloir ce qui implique contradiction. » Il ne s’agit donc que d’une « infinité potentielle », d’une « division successive sans terme assignable », résultant de la continuité même. La matière, en effet, précisément parce qu’elle est continue et qu’il n’y a point d’atomes, point de parties tombant sous le nombre, « peut être divisée en tout point quelconque » ; il n’y a pas de limite aux divisions que la pensée y peut faire. De là vient qu’il y a dans le continu des rapports et des proportions qui ne peuvent être exactement exprimés par les nombres[1]. Le nombre, dans ce cas, « est comme sourd ». La divisibilité va si loin, qu’il est impuissant à la suivre.

Leibnitz aussi reconnaît et proclame l’impossibilité du nombre infini, mais n’en déclare pas moins qu’il y a « un infini actuel » dans toute portion de la matière. Il veut dire que la réalité substantielle y passe infiniment tout ce que le nombre peut exprimer, supérieure à tout nombre quelconque, parce qu’elle est hétérogène et irréductible à l’ordre de la quantité. Volontiers il dirait, lui aussi, que « le nombre est sourd », quand on lui demande d’exprimer ce qu’il y a de substance, c’est-à-dire de pensée et de vie, ce qu’il y a de monades, c’est-à-dire d’âmes, dans la moindre parcelle de matière. Mais la continuité qu’il imagine est composée de monades actuellement distinctes, à l’infini ; tandis que celle que Glisson nous dépeint est exclusive de toute division actuelle en parties réelles.

Pour confirmer sa thèse, Glisson demande ce que pourraient être les dernières particules de la matière, si elles étaient actuellement infinies. Elles ne pourraient être, dit-il, des minima naturels, car elles auraient alors, comme réalités physiques, une étendue et seraient encore divisibles, ce qui est contraire à l’hypothèse. « Elles ne pourraient être que des points mathématiques, ou, si l’on veut, des points substantiels. » Glisson pense par là pousser à l’absurde la thèse qu’il combat, car il ajoute : « des points substantiels, c’est-à-dire quelque chose comme un néant substantiel, puisqu’il est de l’essence de la matière de ne pouvoir subsister sans quelque quantité. » Mais Leibnitz, pour qui les éléments de la quantité ne sont pas nécessairement des quantités, Leibnitz, qui ne voit point de difficulté à constituer la matière étendue avec des éléments inétendus, c’est-à-dire immatériels, s’approprie ces expressions mêmes, n’en trouvant point

  1. Il cite les fractions périodiques, la quadrature du cercle, etc.