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H. MARION. — françois glisson

conception dynamiste de l’univers s’était transmise d’âge en âge ; plus ou moins pure, plus ou moins savante, confinant tour à tour au matérialisme le plus naïf et à l’idéalisme le plus profond, elle n’avait jamais cessé d’être un des grands courants, le courant principal de la pensée philosophique. Dans l’école même, où le réel des choses fut si longtemps perdu de vue pour le formel, et la vie pour la logique, Duns Scott, amendant la doctrine de saint Thomas, avait fait consister la nature non dans la forme inerte, mais dans la force, non dans l’essence générale, mais dans l’énergie individuelle. La force immanente à la matière, voilà aussi le dogme fondamental de la philosophie de la Renaissance et de la cosmologie de Galilée. Bacon en est imbu, et Descartes lui-même ne va pas à l’encontre, quoiqu’il emprisonne pour ainsi dire le dynamisme dans les formes rigides du mécanisme, en déclarant constante la quantité de mouvement qui est dans le monde, et soumises au calcul toutes les transformations de ce mouvement. Glisson et Leibnitz pourraient fort bien avoir hérité séparément de cette tradition dynamiste sans que l’un doive rien à l’autre. Cardan, Telesio, Patrizzi, G. Bruno, Campanella n’ont-ils pas appris à l’un comme à l’autre que tout est animé, que la substance « tire de son sein les formes et les forces, comme une mère », que « pas une parcelle de matière n’est sans âme », que tout vit, tout pense et tout aime, parce que les attributs de Dieu doivent se retrouver dans toutes ses œuvres ? Sur tous ces points, Glisson pas plus que Leibnitz n’est sans précurseurs et sans maîtres : des vues pareilles aux siennes dominaient dès son temps dans l’école de Cambridge, se trouvaient dans les écrits d’Henri More et de Cudworth, ses contemporains.

Que dire maintenant des différences profondes, qui mettent comme un abime entre le naturalisme de Glisson et la théorie des monades ? Ce ne peut être qu’une lecture trop rapide qui a empêché M. Cousin de les voir : elles sont à peine moins frappantes que les analogies.

Médecin et Anglais, Glisson est conduit à la métaphysique par la physiologie. Sa métaphysique n’est qu’une philosophie de la nature ; il n’y porte aucune préoccupation morale, quoiqu’il admette, ou plutôt parce qu’il admet sans critique Dieu, l’âme, les anges, les démons, Son orthodoxie en tous ces points lui permet de professer quant au reste un hylozoïsme assez voisin de ce qu’on appelle aujourd’hui matérialisme. Il est vrai qu’à la matière il prête tous les attributs de l’esprit ; mais il lui fait produire spontanément les formes, les forces, les organismes, d’une manière qui rappelle Spinoza plus que Leibnitz. Il fait la transition entre la philosophie italienne et celle de Stahl, de Fréd. Hoffmann, des biologistes nos contemporains. Il est