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H. MARION. — françois glisson

perception qu’il lui prête à la perception claire des sens. La substance dont il s’agit dans tous ces passages, c’est toujours la matière même, dotée, il est vrai, de facultés psychiques élémentaires : elle a tout de la monade, excepté l’unité et la spiritualité, c’est-à-dire l’essentiel. Il ne s’efforce pas « de construire molem substantialem sans sortir de l’essence et de la force. » C’est une question qu’il ne se pose même pas, pour cette raison, que, n’ayant pas comme Leibnitz absorbé la notion de matière dans celle de force, et tout réduit à la monade immatérielle, il n’a pas à se demander comment on peut faire avec l’inétendu l’étendue, avec des âmes les corps ; il donne purement et simplement la masse comme l’attribut essentiel qui distingue la matière de l’esprit ; il n’a pas à la retrouver logiquement ne l’ayant jamais perdue de vue. Il est si loin de nier toute action réciproque des substances les unes sur les autres, qu’il admet non seulement leur communication, mais jusqu’à leur pénétration mutuelle. Enfin la continuité toute physique par laquelle il explique la divisibilité à l’infini diffère autant que possible de la continuité toute métaphysique de Leibnitz, puisque d’un côté le continu est l’absence de parties réelles actuellement distinctes, tandis que de l’autre il se résout en unités réelles et actuelles, quoique innombrables, et comporte une division actuellement infinie.

Aussi, que Leibnitz ait connu ou non le Traité de Glisson (je crois, quant à moi, qu’il l’a connu), qu’il ait ressenti ou non cette influence entre mille autres, il a pu l’oublier sans grande injustice, ou s’en taire sans beaucoup de remords. D’une part, ce qu’il a pu lire dans ce Traité n’était pas tel qu’il ne pût le tirer du domaine commun et de lui-même ; de l’autre, ce qui est vraiment essentiel dans son système est aussi vraiment personnel. La monade close et l’harmonie préétablie lui appartiennent en propre. Sa doctrine, par là, est originale, autant que pas une autre, dans l’histoire de la philosophie. Que la lecture de Glisson lui ait donné occasion de fixer, sur quelques points, ses idées, ou de trouver certaines formules, il se peut ; mais à peine ose-ton voir là des emprunts ; crier au larcin serait dérisoire. C’est le cas de répéter ce que disait Fontenelle à propos de la découverte du calcul infinitésimal : le larcin serait tel qu’il fallait être Leibnitz pour le faire, et « il ne faudrait pas d’autre preuve d’un grand génie que de l’avoir fait ».

Henri Marion.