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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

Mon dessein est d’écrire brièvement l’histoire naturelle de la liberté, de montrer sous quelle forme elle fait sa première apparition, quel en est l’épanouissement, comment elle s’atrophie et disparaît. Je tiens pourtant à le répéter : la liberté ne nait ni ne meurt effectivement, pas plus que l’animal. L’animal sort d’un œuf et, à son tour, disperse des germes qui continuent son existence. Dans l’impuissance où nous sommes de remonter à l’origine de la vie et même de la comprendre, force nous est bien de limiter l’histoire d’un animal entre deux termes, la fécondation de l’ovule et la dissolution de son organisme. En réalité, elle part de plus haut et se poursuit plus loin. Quand donc je dirai que la liberté sort de l’expérience et se perd dans l’organisme, ce sera là une façon de parler, L’expérience ne crée pas la liberté, elle l’engendre, en ce sens qu’elle provoque sa manifestation et son expansion en fécondant le germe qui la contenait à l’état latent, De même, la liberté ne se perd pas dans l’organisme ; elle s’y dissimule, et, au besoin, on pourrait l’en dégager.

On est généralement d’accord pour opposer l’instinct et l’habitude à la volonté libre. Cette opposition, parfaitement justifiable en fait, l’est moins en principe, car les mouvements instinctifs dérivent des actes habituels, et ceux-ci des actes volontaires.

Quand on se contente d’un jugement superficiel, il n’est pas difficile de faire la distinction entre les uns et les autres. Un corps étranger vient-il tomber dans le filet de l’’araignée, elle saute dessus : c’est là un acte instinctif. Mais voici où elle agit librement : c’est quand, l’insecte qui ébranle son réseau étant ou trop gros, ou redoutable, ou d’une espèce dont elle ne se soucie pas, elle cherche à se rendre compte de la Situation, se demande si elle l’aidera à s’échapper, ou si elle l’entortillera dans des mailles étroites et de plus en plus serrées. Il suffit de l’observer. Elle avance, recule, se tient coi ; ses allures indiquent l’hésitation, la réflexion, la détermination, Les animaux, en apparence les plus stupides, du moment qu’ils se trouvent placés dans des conditions exceptionnelles, montrent leur embarras. Comme j’ai déjà traité ce sujet dans mes articles sur le dernier livre de G. H. Lewes[1], et que j’y ai rassemblé un assez grand nombre d’observations caractéristiques, je me permettrai d’y renvoyer le lecteur,

Cependant les actions les plus manifestement volontaires elles-mêmes ne sont pas et ne peuvent être complètement soustraites à l’influence des instincts et des habitudes. Aussi l’analyse devient

  1. Revue phil., mars et avril 1881, p. 229 et suiv., et 371 à 379.