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beaucoup plus laborieuse quand on veut faire la part exacte des différentes espèces de mobiles qui font agir l’animal.

Pour la faciliter, je m’appuierai sur une observation dont j’ai lu la relation je ne sais plus où.

Un savant dont le nom m’échappe, avait fait confectionner un aquarium divisé par une glace transparente en deux compartiments. Dans l’un il avait mis un brochet, dans l’autre des goujons. Le brochet était d’ailleurs convenablement nourri de poissons de toutes espèces autres que des goujons. Mais, dans sa voracité insatiable, il se précipitait à chaque instant avec ardeur vers les goujons que son œil voyait frétiller, et nécessairement il allait s’écraser le museau contre la glace qui les protégeait. Dans le principe, il n’y comprenait rien ; mais au bout de trois mois, sans avoir toutefois tiré la chose bien au clair, et se disant qu’il avait sans doute affaire à une espèce de poissons inabordables, il avait pris la ferme résolution de réprimer toute envie et de cesser toute tentative. Et il tint parole, au point que, la glace de séparation ayant même été supprimée, il évita désormais avec soin de s’en prendre aux goujons. On doit lui rendre cette justice que, si sa mémoire était rétive, elle était tenace, et que, s’il avait le raisonnement borné, il ne manquait pas d’un certain sens pratique.

Tenons-nous-en, pour commencer, aux traits généraux de l’observation. Il n’y a nulle difficulté d’admettre que le brochet, alors qu’il évite les goujons, n’est pas plus libre qu’autrefois, quand il les poursuivait ; car la fuite, comme auparavant la poursuite, vient immédiatement après la perception. Un instinct a été remplacé par un autre instinct ou, pour parler exactement, par une habitude contraire tout aussi puissante, laquelle, pour devenir de l’instinct à son tour, n’aurait besoin que d’être cultivée de père en fils assez longtemps pour être enfin transmise par voie de génération.

Une première conséquence ressort de là : c’est que les instincts ne sont pas incoercibles, proposition que personne, je crois, ne songe à nier ; mais ce qui nous intéresse principalement, c’est d’étudier comment a pu se faire la substitution d’un instinct à un autre.

Cette substitution s’est opérée graduellement. Le brochet a fait le premier pas vers d’autres mœurs la première fois où, à la vue des goujons, se rappelant ses mésaventures passées, il a hésité à se jeter sur eux. Cette fois-là, sans doute, et quantité de fois dans la suite, la tentation l’emporta sur la prudence. Mais, de mécompte en mécompte, il arriva un moment où son avidité et sa circonspection se balancèrent. Mettons que ce fut au bout de la sixième semaine. À