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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

cette époque, il délibérait longuement et il se décidait aussi souvent pour l’abstention que pour l’action.

Dans les semaines qui suivirent, l’énergie de l’instinct primitif continua de s’affaiblir ; le brochet devint de plus en plus défiant, jusqu’à ce que, enfin, il cessa même d’être tenté de renouveler une entreprise toujours malheureuse.

Ainsi, entre les deux manières d’être, l’ancienne et la nouvelle, sont venues s’intercaler des étapes dont la délibération forme la caractéristique. La liberté y joue le rôle capital. L’animal résiste à une sollicitation, suspend momentanément son activité et ne se résout qu’après un débat contradictoire, Sa volonté sape sans relâche le vieil instinct pour élever à sa place une habitude diamétralement opposée.

Cette conclusion est d’accord avec ce que nous avons dit ici et ailleurs. La liberté n’est pas un produit, c’est une faculté première susceptible de se transformer comme la matière et la force. Les habitudes et les instincts ne sont que de la liberté fixée, et c’est l’intelligence qui aide à cette fixation. L’intelligence a dans la liberté un instrument indispensable pour tirer l’animal d’affaire chaque fois qu’il se trouve au milieu d’un concours nouveau de circonstances, tandis que l’habitude et l’instinct le servent admirablement pour l’ordinaire de la vie. Si maintenant ce concours nouveau se reproduit plusieurs fois et devient ordinaire à son tour, les actes, qui d’abord étaient réfléchis et libres, finissent, eux aussi, par être habituels et instinctifs. C’est ainsi que les instincts se gagnent : c’est ainsi qu’ils se perdent. Il fut un temps où la poule avait le pouvoir de s’élever dans les airs ; elle ne l’a plus. Le castor a, dit-on, cessé d’élever des barrages ; l’homme lui a fait perdre ses talents d’architecte et de constructeur. Les abeilles de Huber, contrariées dans leurs mœurs, inventèrent de nouvelles dispositions pour leurs gâteaux.

Comment et pourquoi le brochet s’est-il mis à délibérer ? La réponse est facile. L’occasion de sa première hésitation a été le souvenir d’une expérience antérieure. C’est ce souvenir qui a contrebalancé la tentation. « Voilà un goujon bien appétissant, se disait-il, et il me serait agréable d’en faire ma proie. Mais l’autre fois, en voulant le happer, je me suis fait mal. M’y serais-je pris maladroitement ? Peut-être. Que faire ? Bah ! tentons de nouveau l’aventure, et, au risque de nous meurtrir encore le museau, passons-nous notre envie. » Ayant ainsi pesé le pour et le contre, et acceptant d’avance les conséquences de sa décision, il prend son élan et donne… contre la glace.