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La délibération a donc pour base un savoir dérivant de l’expérience.

Un homme tombe à l’eau. Un spectateur, emporté par un sentiment de sympathie, sans se donner le temps de la réflexion, vole à son secours et manque de se noyer. On peut ne pas voir de liberté dans cet acte de dévouement. Mais il n’en est plus de même si, une autre fois, en semblable occurrence, ayant le souvenir présent du danger qu’il a couru, il se lance à la rivière.

Le malade qui doit pour la première fois prendre une drogue amère, avalera sans défiance la première cuillerée. Pour la seconde, il devra faire appel à sa volonté.

Voici un enfant à qui l’on veut apprendre à nager. On lui propose de sauter à l’eau. S’il ne l’a jamais fait, il pourra ne pas hésiter. Mais quand il aura éprouvé et les oppressions et les étouffements et les angoisses de l’immersion, on n’obtiendra de lui le second plongeon qu’avec plus de peine.

Le champ de la liberté s’étend donc entre deux termes : le premier, c’est l’ignorance ; le second, l’habitude prise.

Pour faire une chose que l’on ne connaît en aucune façon et qui, par conséquent, n’éveille pas la défiance, il n’est pas nécessaire d’une intervention expresse de la volonté.

La volonté n’est requise qu’à l’égard dès choses dont on a une certaine expérience, mais dont on n’a pas encore l’habitude. Pour aspirer la première bouffée de tabac, il est possible qu’il ne faille pas d’effort ; on cède à la curiosité, ou à l’exemple, ou à la persuasion. Mais, l’expérience faite, la volonté aura à lutter contre la répugnance ou le désir naissant. Tant que l’effort se fait sentir à la conscience, on est libre. Mais, quand l’habitude est devenue tellement forte que l’action est machinale, l’effort n’existant plus, la liberté a disparu.

Veut-on maintenant se déshabituer de fumer, il faudra, dans les commencement, faire une grande dépense d’énergie pour maîtriser sa passion. La privation irritera le besoin. La présence de fumeurs, l’odeur du tabac, la vue d’un étalage de débitant, tout vient raviver le désir. De jour en jour cependant, les tentations et les regrets sont moins intenses, l’image des plaisirs défendus se ternit, on évite les tabagies, non plus par raison, mais par goût, et l’on en vient à se montrer d’une rigueur inflexible contre le voyageur indélicat ou irréfléchi qui, en chemin de fer, veut allumer son cigare dans un compartiment réservé aux non-fumeurs. :

Bien qu’elles dérivent l’une de l’autre, il y a donc une différence entre la cause interne d’un acte habituel ou instinctif, lequel se fait sans effort, et la cause motivante d’un acte volontaire. Quelle est-elle ?