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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

La cause est organique ou organisée, le motif est psychique. Ceci demande explication.

Je venais de subir mon dernier examen, et, estimant que mon travail méritait une récompense, je me décernai un voyage en Suisse. Deux amis m’accompagnèrent. Nous partons gaiement, sac au dos, pour ces terres inconnues, munis de l’inévitable et indispensable Bædeker. Nous visitons la chute du Rhin, nous passons par Zurich, gravissons l’Utli sans trop de peine, et descendons au lac de Zug pour de là faire l’ascension du Righi. Le Righi, vu du lac, ne nous parut pas bien effrayant, et, malgré les assertions de Bædeker qui parlait de trois heures de montée, il nous sembla que nous en aurions raison en moins de temps. Nous débutons d’un pas allègre, et, pressés d’atteindre le sommet, nous ne ménageons pas nos forces. La journée était belle, le ciel pur, le soleil éclatant. Au bout d’une demi-heure, nous trouvons nos sacs bien lourds et nos habits bien incommodes. Est bien sot qui se gêne ! nous voilà en bras de chemise, et nous inventons différents systèmes pour porter nos fardeaux. Le soulagement fut de courte durée. Nous tirons bientôt la langue et marchons la face courbée vers le sol. La soif nous dévore. Dieu soit loué ! Une source ! Et quelle eau ! quelle limpidité ! quelle fraîcheur ! Nous buvons non seulement pour la soif présente, mais pour la soif à venir : la prévoyance en voyage est la première des vertus : qui sait si nous aurons encore pareille aubaine ?

Désaltérés et rafraichis, nous reprenons nos bâtons et nos bagages, nous nous sentons pleins d’une nouvelle ardeur. Le soleil malheureusement ne ralentit pas la sienne, et nous n’avions pas gravi cent mètres qu’une transpiration abondante nous mouille de la tête aux pieds. Nos gorges desséchées aspiraient après une seconde source. La Providence eut la bonté d’en faire surgir une sous nos pas, plus limpide et plus fraîche encore que la première. Nouvelle halte, et nouveau délice, Mais on ne vient pas en Suisse uniquement pour se coucher à l’ombre le long des ruisseaux. En route ! Cette fois décidément les bagages manquent totalement de charmes, — et le soleil aussi, qui, en un rien de temps, pompa de notre corps tout le liquide dont nous nous étions approvisionnés.

Abrégeons l’histoire. Notre soif devenait d’instant en instant plus tyrannique, la transpiration de plus en plus rapide ; les sources se multipliaient à plaisir plus tentantes et plus glacées, et toutes nous arrêtaient. Nous arrivâmes enfin après cinq ou six heures, dont les dernières surtout avaient été des plus pénibles, au Righi-Staffel, à une demi-lieue du sommet, et nous renonçâmes à aller plus loin ce jour-là.