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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

mouvements organiques ; on fait acte libre chaque fois que l’on résiste à ces mouvements par des motifs psychiques.

Mais insensiblement le psychique s’organise à son tour. La première velléité de résistance a déjà modifié l’organisme. Après sa première mésaventure, la vue des goujons agissait déjà différemment sur le brochet ; chaque délibération laisse après elle une trace organique ; et l’accumulation des traces engendre l’habitude, « cette seconde nature ».

Ainsi se forment et se sont formés les différents caractères tant individuels que spécifiques. L’habitant des hauteurs alpestres où des plages brûlantes de l’Italie ne souffre pas de la soif comme l’homme du nord, qui, au temps des vacances, vient demander à un autre ciel de retremper ses esprits. C’est l’aridité du désert qui a fait la sobriété proverbiale du chameau. Le poisson ne respire que dans l’eau ; mais jadis des poissons se sont habitués à vivre hors de l’eau ; et leurs descendants, batraciens, sauriens, oiseaux, mammifères, se sont incorporé cette habitude au point qu’aujourd’hui l’immersion leur donne la mort. En retour, certains mammifères, oiseaux et reptiles ont repris des mœurs aquatiques ; et c’est ainsi que, dans tous les lieux et dans tous les temps, la volonté, traduisant le psychique en un mouvement exécuté par les organes, l’organise et lui enseigne en fin de compte à se soustraire à son empire. Voilà pourquoi l’hérédité, quoiqu’étant « une forme de déterminisme[1] », ne prouve rien en faveur du déterminisme.

Je n’oserais trancher la question de l’origine de tous nos besoins. Pourquoi le sel donne-t-il soif ? Il est possible qu’il irrite le siège de la soif de la même façon que le manque de liquide. En supposant qu’il en soit ainsi, il n’en est pas moins vrai de dire que, d’une part, l’irritation est factice, et que de l’autre elle est naturelle. Mais d’où vient l’irritation naturelle ? Or je me demande si un animal qui ne connaîtrait en aucune façon la soif, ni par l’expérience personnelle, ni par l’expérience ancestrale (c’est-à-dire l’expérience transmise des ancêtres par voie de génération), éprouverait de la soif, étant privé de boire. Il mourrait, cela va sans dire ; il souffrirait, cela ne fait pas de doute, mais sa souffrance resterait vague, obscure, indéterminée. Le besoin se fait surtout sentir quand on l’a provoqué par une satisfaction même anticipée. Qu’on songe aux besoins sexuels, si impérieux et auxquels cependant les personnes élevées dans l’innocence et la chasteté, ne sauraient donner un nom, tant qu’on ne les instruit pas. Éprouve-t-on naturellement le besoin de fumer ?

  1. Voir Ribot, l’Hérédité psychologique, 2e., p. 323. L’assertion y est présentée sous forme dubitative.