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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

rêves et sur le transformisme. Le lecteur voudra donc bien ne pas se choquer si je me cite deux ou trois fois moi-même.

La matière et la force sont éternelles, — du moins nous ne pouvons leur assigner de commencement. Mais au même titre sont éternelles aussi la sensibilité, l’intelligence, la liberté. Ce qui est variable, ce qui n’existe pas de toute éternité, c’est la forme sous laquelle se montrent la matière, la force, la sensibilité, l’intelligence et la liberté. Or, tout changement de forme produit de l’intransformable ; et ainsi la sensibilité, l’intelligence et la liberté, de transformation en transformation, s’immobilisent peu à peu et se pétrifient dans les œuvres qu’elles nous laissent. Les générations recueillent tour à tour l’héritage intact des générations éteintes. Dans les nations aujourd’hui vivantes se retrouvent les nations disparues, et ils vivent réellement encore au milieu de nous, tous ces grands hommes, connus et inconnus, qui ont fait du genre humain ce qu’il est.

Le génie du grand Newton, « où s’en est-il allé, si ce n’est en nous, non pas d’une manière figurée, mais en réalité ? où sont les génies des inventeurs de l’écriture et de l’imprimerie, ces deux puissants auxiliaires de la mémoire, sinon dans ces milliers d’ateliers qui, sans relâche, contribuent pour une si large part à faire pénétrer la pensée et la vérité dans les pays les plus lointains et dans les intelligences les plus rebelles[1] ? »

Mais ici une grave question se soulève. Tout changement, toute transformation du possible en immuable diminue la somme des possibles, et l’univers tend ainsi vers l’immobilité. N’est-ce pas là une triste perspective ? Et, si nous courons infailliblement à la mort, à quoi bon s’agiter ? à quoi bon transformer cette terre, notre séjour, à notre propre usage, si un jour, sphère déserte et froide, elle doit rouler silencieusement dans l’espace obscur et morne ? « Ah ! disais-je à ce propos[2] nous avons beau savoir que nous sommes, en tant qu’individus, destinés à disparaître tôt ou tard, et que ceux qui viendront après nous n’auront qu’une vie éphémère, la science a beau nous montrer que les espèces elles-mêmes ont une existence limitée, qu’elles viennent briller un instant à la surface du globe, puis s’éteignent sans retour, nous ne nous résignons pas facilement — et pourtant que nous en chaut-il ? — à la pensée que l’humanité puisse être anéantie, et avec elle la Terre, le Soleil, le système planétaire, notre nébuleuse et toutes celles qui remplissent l’immensité. Peut-être, après tout, cette horreur de l’éternel silence, pour lequel

  1. Le sommeil et les rêves (Revue phil., juin 1880, p. 646).
  2. Op. cit. (Rev. phil., février 1830, p. 147).