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DELBŒUF. — déterminisme et liberté

briser. Et certes le génie humain n’a pas dit son dernier mot. Un temps viendra où, s’il m’est permis de reprendre les idées de Cournot et de M. de Saint-Venant, il nous suffira d’un effort indéfiniment petit pour voir notre volonté accomplie en tous lieux. Nous nous plierons à la pénurie des ressources que nous fourniront la Terre refroidie et un Soleil presque éteint.

Nous ignorons quelles peuvent être les limites extrêmes de la vie, et même si ces limites existent. Et, à mesure que nos moyens d’investigation se multiplient, nous voyons la vie là où nous ne la soupçonnions pas. N’a-t-on pas découvert dans les abîmes de l’océan, au fond desquels le mont Blanc jeté s’engloutirait jusqu’à son sommet, où ne pénètre aucun rayon solaire, des animaux parés des plus vives couleurs ? Ils produisent eux-mêmes la lumière nécessaire à l’accomplissement des réactions physiologiques. Dans ces immenses profondeurs, des animaux carnassiers, pourvus d’yeux-lanternes, éclairent ainsi la proie qu’ils poursuivent. En un mot, là où nous croyions naguère qu’aucun être vivant ne pouvait exister, au sein de la nuit absolue, sous des pressions de quatre à cinq cents atmosphères, dans une température moyenne de 0°, on a trouvé de véritables forêts d’êtres vivants, gorgones, astéries, mollusques, annélides, plumes de mer, échinodermes, éponges, oursins, preuves palpables qu’il est impossible encore de fixer les bornes de la nature vivante. De plus, — fait tout particulièrement digne d’attention, — des types que l’on croyait éteints, appartenant à l’époque tertiaire et secondaire, se retrouvent là, à peine modifiés, au point qu’une question singulière vient à l’esprit : étaient-ce donc là les conditions de la vie qu’ils menaient aux époques reculées où ils ont apparu, ou bien est-ce par un effort incommensurable d’adaptation qu’ils se sont pliés aux nouvelles conditions de leur existence ?

Pour moi, je ne puis croire que la vie et la sensibilité aient été engendrées dans le sein de la mort et de l’insensibilité, ni qu’elles y retournent. Ce serait là un passage du néant à l’être ou de l’être au néant. La mort de l’individu n’est qu’une mort apparente. C’est une dissociation. Notre nébuleuse, à son aurore, contenait déjà la vie, la sensibilité, l’intelligence, la liberté, et comment s’anéantiraient-elles ?

Résumé.

Me voici au bout de la tâche que j’ai entreprise. Peut-être même ai-je été trop loin. Il me peinerait cependant, si les considérations métaphysiques des dernières pages faisaient oublier au lecteur des