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même valeur et même considération, Un homme qui a vraiment l’âme grande sentira seul ce besoin, et c’est justement ce besoin de commercer avec les grands prédécesseurs qui est le signe d’une forte vocation[1]. » Mais c’est aussi, faut-il dire, une marque de puissance novatrice et de jeunesse féconde que de connaître les aspirations de ses contemporains, pour les satisfaire, et d’unir ses efforts aux leurs pour les discipliner et les mener à quelque victoire désirée. Il faut dire enfin que c’est la marque du vrai génie d’unir-ces deux vocations, surtout si nous ajoutons que le génie seul est assez fort pour s’assurer le concours des esprits distingués ou des génies moins universels de son époque ; mais ceci vaut la peine qu’on s’y arrête. Arrêtons-nous-y quelques instants.

Considérons d’abord les hommes d’action. Leur œuvre est toujours complexe, et l’exécution de leur grand dessein n’est possible qu’avec l’aide d’un certain nombre de serviteurs ou de lieutenants qui s’y consacrent tout entiers. Le fait est si bien constaté qu’on la retourné maintes fois contre la gloire de plus d’un illustre personnage. Voici par exemple ce que Michelet dit de Charlemagne : « Il en advint à Charlemagne comme à Louis XIV : tout data du grand règne, Institutions, gloire nationale, tout lui fut rapporté… Les hommes illustres de toute contrée affluèrent à la cour du roi des Francs. Tois chefs d’école, trois réformateurs des lettres on des mœurs y créèrent un mouvement passager. De l’Irlande vint Dom Clément, des Anglo-Saxons Alcuin, de la Gothie ou Languedoc saint Benoît. Toute nation paya ainsi son tribut. Citons encore le Lombard Paul Warnefrid, le Goth-Iltalien Théodulfe, l’Espagnol Agobart. L’heureux Charlemagne profita de tout. » Quelle que soit la séduction exercée par son auteur, ce jugement n’a point prévalu, Le sens commun persiste à croire que, pour attirer à soi tout ce qu’il a d’hommes supérieurs à son époque, il faut être plus grand que chacun d’eux. On s’en rapportera plutôt à ce jugement d’un écrivain moins brillant, mais qui se recommande par une connaissance

  1. Entretiens, Ed. Charpentier, tome I, p. 881. Quelques pages plus haut. Gœthe disait, avec une modestie que nous ne prenons pas au pied de la lettre, mas avec un sentiment profond de la part de vérité contenue dans ses paroles : « Si je pouvais énumérer toutes les dettes que j’ai faites envers mes grands prédécesseurs et mes grands contemporains, ce qui resterait serait peu de chose… Ce qui est important, c’est l’instant de notre vie où s’exerce sur nous l’influence d’un grand caractère. Lessing, Winkelmann et Kant (il oublie Spinoza) étaient plus âgés que moi, et il a été de grande conséquence pour moi que les deux premiers agissent sur ma jeunesse et le dernier sur ma vieillesse ; et aussi que Schiller fut bien plus jeune que moi et dans toute la verdeur de son activité lorsque je commençai à me fatiguer du monde. » (Ibid., p. 26.)