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H. JOLY. — psychologie des grands hommes

toute spéciale[1] et approfondie de cette époque : « Le regard perçant du fils de Pépin discerna tout ce qu’il y avait de nobles éléments dans le monde antique ; il les saisit d’une main vigoureuse et les fit entrer dans la construction du monde nouveau. »

Prenons un exemple plus rapproché de nous et d’une étude plus sûre. Il n’est pas difficile de montrer tout ce que Napoléon dut à ses généraux. Lui-même a pris soin d’en perpétuer le souvenir par les titres qu’il leur donnait le lendemain des victoires achevées ou décidées par leur habileté et leur courage. Tout le monde sait les services que lui ont rendus Desaix à Marengo, Masséna à Rivoli, Ney à la Moskowa ; ce que lui ont valu à Eylau la grande charge de Murat, à Wagram la marche de Macdonald sur le centre de l’ennemi et la concentration foudroyante de l’artillerie de Drouot. Mais lorsqu’un grand homme est ainsi entouré d’hommes éminents, prenons garde que d’abord il en est beaucoup qu’il a formés. Il n’a point fait leur intelligence ni leur cœur, sans doute ; mais il leur a préparé des moyens d’action et leur a donné un rôle digne d’eux dans le drame qu’il a conçu et qu’il conduit. C’est parce que Napoléon avait mieux vu que personne avant lai l’importance de la cavalerie et de l’artillerie, qu’il les avait si puissamment organisées, mises en état de frapper, au moment opportun, quelques grands coups, et qu’il en avait confié Le commandement à ceux qu’il en jugeait les plus capables. Mais pourquoi les lieutenants du grand homme mettent-ils au service de sa gloire tant d’enthousiasme et de dévouement ? Il les a persuadés qu’ils exerceraient mieux leurs talents personnels avec lui que sans lui, qu’il accompliraient moins bien leur œuvre propre dans l’indépendance que dans le milieu qu’il leur ouvrait ! Voilà tout le secret de son ascendant.

Le génie cependant ne se borne pas à former, à munir de moyens d’action et à entrainer ses collaborateurs. Il les défend contre eux-mêmes et les préserve de leurs entrainements ou de leurs défaillances, cela va sans dire ; mais surtout il met entre eux l’accord nécessaire à l’œuvre commune. Ce ne sont pas en effet leurs efforts personnels qui, convergeant spontanément vers un même but, ont fait par un hasard heureux l’œuvre totale ; c’est l’unité voulue d’avance de l’œuvre collective qui s’est imposée à leurs efforts et qui a fait participer chacun d’eux à la vertu de tous les autres. Quand la direction du général en chef n’est plus sentie, Ney n’obéit plus à Murat, Moreau ne vient plus au secours de Davout. Tel qui remportait aisément une victoire dans les campagnes d’Ulm et d’Iéna

  1. Léon Gautier.