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mage aux travaux du grand naturaliste anglais, qui montrent comment la distribution géographique des êtres, leur succession dans les temps géologiques et leur développement embryonnaire s’expliquent ou se lient entre eux dans la théorie générale de l’évolution, M. Thury n’admet comme démontrés ni l’assimilation des espèces aux simples races ni le rôle prépondérant de la sélection. L’espèce est-elle, ou n’est-elle pas ? voilà le nœud de l’affaire. N’est-ce qu’une apparence accidentelle, point d’appui d’un artifice mnémonique et gramatical, ou bien constitue-t-elle un groupe naturel défini, une individualité d’ordre supérieur ? La seconde alternative paraît au savant génevois plus conforme aux résultats de l’observation immédiate, car nous ne voyons pas, dit-il, les espèces se transformer graduellèment les unes dans les autres, mais elles demeurent avec leurs caractères fondamentaux, se jouant entre des limites infranchies. Dans l’espace, d’une contrée à l’autre une espèce bien définie en remplace souvent une autre nettement, sans gradation. Dans le temps, d’une époque géologique à l’autre une espèce finit et une autre lui succède brusquement et sans transitions constatées dans la grande généralité des cas.

« L’absence d’un nombre suffisant des formes de transition, qu’exigerait la théorie de l’espèce indéfinie, constitue une objection dont importance peut diminuer dans l’avenir. Il se pourrait aussi qu’elle augmentât de valeur, parce qu’en définitive la science veut voir des faits, partout où la constatation des faits n’est pas impossible. »

La nature ne fait pas de sauts, mais elle marche par degrés. Les différences qui distinguent les espèces sont plus grandes que les différences déjà réelles qui séparent les variétés. Ce caractère n’est pourtant que d’importance secondaire. Le vrai caractère distinct de l’espèce est la communauté d’origine. Pour les classificateurs indépendants, l’espèce est l’ensemble des individus issus d’une même souche par génération ordinaire ; mais comme cette communauté d’origine ne saurait être constatée directement que par exception, il faut demander à l’expérience quels sont les traits communs à tous les êtres que Von sait être issus d’une même souche, dans des circonstances très variées. Les naturalistes appliquent autant qu’ils le peuvent les trois règles suivantes, qui résument un très grand nombre d’observations : La première à trait à l’importance des intervalles : on vient de l’énoncer. Suivant la seconde, les caractères réellement spécifiques ne changent pas avec le temps, aussi loin qu’il a été possible de le constater. Enfin les espèces vraies ne divaguent pas sans mesure, ni dans la production des variétés, ni dans la production des hybrides. Arrivées à une certaine limite de changement, elles retournent à la forme typique. Ces règles ne concordent pas avec la théorie du développement graduel. Cependant elles souffrent peu d’exceptions, sauf dans des organismes très inférieurs, auxquels l’idée ordinaire de l’espèce, « résultat naturel et direct de l’observation des organismes supérieurs, » pourrait bien ne pas s’appliquer sans modification.