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ANALYSES. — THURY. Succession des espèces.

Suivant Darwin, l’espèce ne serait qu’une variété fixée. Les facteurs en jeu dans sa théorie, la profusion des germes, la diversité des formes issues d’une même souche, la transmission héréditaire, la sélection, sont tous absolument constatés ; mais on peut différer sur leur signification et sur leur portée. Il reste à savoir par exemple si la diversité des formes sortant d’une souche est limitée ou indéfinie et s’il n’existe aucune loi qui préside à leur apparition. Quant à la sélection, Darwin a reconnu lui-même qu’il en avait d’abord exagéré l’influence, et, suivant Huxley, il n’est pas prouvé qu’une seule espèce ait la sélection pour origine. Il importe essentiellement de distinguer les faits d’observation directe des inductions théoriques. Quant aux vues à priori qui ont été invoquées pour et contre, il convient de les éliminer absolument, On a tiré du système de Darwin une philosophie qu’il ne contient pas, Les variétés, pense-t-on, se produisent au hasard et indifféremment, parce que toutes les combinaisons doivent se produire ; mais celles-là seules subsistent qui concordent avec l’ensemble. Donc l’harmonie peut naître du hasard et le monde de la rencontre fortuite des atomes. Mais la divergence des caractères est une loi. Si quelqu’un affirme qu’ils divergent au hasard, cette affirmation est gratuite, car le fait n’a jamais été démontré, et dans les sciences le hasard ne se présume pas, c’est la loi qui se présume. Mais si par impossible la thèse était un jour démontrée, on ne saurait en conclure que le monde résulte de la rencontre fortuite des atomes avant d’avoir expliqué selon les règles de la physique : 1o quelles formes, qualités et distribution des atomes il est nécessaire de supposer au point de départ ; 2o comment les combinaisons des atomes pourraient donner lieu au monde actuel. « Il nous semble, dit M. Thury, que ce monde virtuellement contenu avec tous ses détails dans le grand rassemblement des atomes primitifs, et qui va sortir de cet assemblage en tirant la ficelle du temps, soulève les mêmes problèmes que le monde actuel… L’intervention du hasard constituerait une difficulté très sérieuse de plus, car il est sans doute plus facile de construire un palais avec des dés, qu’il ne pourrait l’être de faire des dés qui, jetés en l’air au hasard, retombent en formant toujours un palais. » Si les résultats généraux de la science doivent servir un jour à résoudre les problèmes de la philosophie, il importe avant tout qu’aucun a priori philosophique ne soit introduit dans les recherches où l’on ne retrouverait plus que ce qu’on y aurait mis soi-même. « Une opinion philosophique introduite dans Les recherches d’histoire naturelle, c’est comme une pierre introduite dans un organisme vivant ; il faut que l’organisme réagisse fortement contre le corps étranger, jusqu’à ce que la pierre soit éliminée. »

Nous arrêtons à cette expression énergique d’une vérité capitale la discussion des théories qui expliquent la formation d’espèces nouvelles par les variations de l’individu, pour arriver, en ressaisissant le fil de l’ancien mémoire, aux hypothèses suivant lesquelles une portion seulement de l’organisme antécédent se modifierait pour devenir le subsé-