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ANALYSES. — THURY. Succession des espèces.

l’animal isolé n’est pas un être organisé complet, puisqu’il est incapable de former lui-même la substance organique et la reçoit de la plante. Aujourd’hui, l’animal et la plante sont séparés et matériellement distincts ; mais, si la plante ne trouve sa raison d’être complète que dans l’animal, celui-ci à son tour ne forme un organisme complet que dans son union avec la plante. Ainsi, partout où le développement de l’animal sera original et complet, il devra commencer par une végétation de plante. »

L’hypothèse que nous venons d’exposer a l’avantage, aux yeux de son inventeur, de concilier les vues divergentes de naturalistes d’égal mérite. C’est qu’en effet elle répond à deux besoins sentis l’un et l’autre : d’un côté c’est le besoin d’établir une parenté réelle, un lien physiologique, et non purement idéal, entre les espèces voisines, en rapprochant l’espèce de la race, qui lui ressemble si fort, bref le besoin de faire sortir le multiple de l’unité par un fait, besoin qui plaide très haut pour l’évolution[1]. De l’autre c’est le besoin de maintenir dans leur permanence des distinctions que nous trouvons permanentes aussi loin que s’étend notre regard : c’est le besoin d’intervalles, le besoin du rythme, que nous trouvons régner dans toutes les sphères et qui, dans le sujet qui nous occupe, s’atteste par l’absence à peu près totale des formes intermédiaires que le darwinisme exigerait. Celui-ci trouve un certain appui dans le succès obtenu par la doctrine géologique suivant laquelle toutes les modifications de la surface terrestre sont dues exclusivement à l’action continue des causes que nous voyons à l’œuvre aujourd’hui. Mais cette géologie est contestable, Elle explique mal des accidents tels que le développement des Cordillières sur toute la longueur du nouveau monde, et la formation du grand plateau asiatique étendu depuis la grande muraille à l’extrémité de l’Anatolie, et qui se continue en Europe par les Balkans et les Alpes. On nous permettra d’ajouter qu’elle cadre mal avec la grande théorie de Kant et de Laplace sur la condensation progressive de la nébuleuse organique. Le rétrécissement progressif de l’écorce du globe, suite de son refroidissement continu, doit amener des plissements, et à leur suite des fendillements plus ou moins brusques. Ici encore il y a une conciliation à trouver entre deux extrêmes. On a abusé des crises en affirmant la destruction périodique de tous les êtres, et le renouvellement périodique de toute la flore et de toute la faune du globe, mais l’induction expérimentale, l’analogie et la réflexion parlent cependant en faveur des crises. Les causes premières du changement sont les mêmes aujourd’hui que dans les temps anciens, il faut l’accorder. Mais les effets accumulés de ces causes peuvent être très différents à deux moments

  1. C’est à ce besoin que M. Naudin a donné une expression éloquente (avant le livre-époque de Darwin, mais après le premier mémoire de M. Thury) dans un article de la Revue horticole (1852), où il représente l’espèce comme une variété fixée par le pouvoir immense de la nature, sans spécifier d’ailleurs aucun mode de fixation.