Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/232

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
revue philosophique

Que dire enfin, pour me circonscrire dans mes critiques, de cette conception des sciences appliquées à l’éducation, qui amène Comte à donner les mathématiques pour base unique à toute éducation scientifique, renversant ainsi l’ordre naturel, et même banal, qui va du facile au difficile, du concret à l’abstrait ? J’en ai assez dit pour montrer à quel point la philosophie des sciences est défectueuse dans le positivisme d’Auguste Comte. On voit même qu’elle contient des vues et des principes essentiellement contraires à la science. Il y règne, d’ailleurs, un esprit de réglementation outrée et de dogmatisme étroit, dont les disciples les plus éclairés n’ont jamais pu entièrement se dépouiller.

C’est bien plutôt, en effet, par ses infidélités au positivisme originel, que M. Littré, malgré son dogmatisme en apparence intransigeant, a donné son assentiment à un si grand nombre de vérités scientifiques, et en particulier à quelques-unes de celles qui composent le credo de l’évolutionisme. Ainsi, relativement à la génération spontanée, qui est le fondement même du darwinisme, M. Littré ne répondait pas par une fin de non-recevoir à ceux qui voyaient dans la matière la base de la vie et les premiers organismes dans le protoplasme ou le sarcode de Dujardin ; mais il ne prenait parti pour aucune des conceptions relatives à la génération hétérogénique. M. Littré montrait la même réserve sur toutes les autres questions, dont il était bien informé, ayant trait à l’origine première des choses et à leur fin dernière. Il eut souvent occasion de s’expliquer sur l’évolution. Voici ce qu’il en disait : « Je ne la regarde que comme une hypothèse : hypothèse fort intéressante quand on s’en sert pour instituer des recherches, mais hypothèse dont je me défie grandement quand on en tire des conséquences philosophiques ou des : applications pratiques[1]. » Il refusait d’accepter le principe de la descendance, sinon comme une hypothèse primordiale, sans fondement expérimental. Il lui suffisait que l’expérience n’ait pas franchi « le petit hiatus qui apparaît à chaque passage d’une espèce à l’autre », pour ne pas considérer l’évolution comme un fait ; de même que « le grand hiatus présenté par le passage de la matière brute à la matière organisée » le forçait à nier comme fait la génération spontanée. En agissant avec ces réserves, quelquefois, il est vrai, un peu trop correctes, un peu trop voulues, M. Littré faisait, peut-être œuvre de comtiste, mais à coup sûr, œuvre de philosophe expérimental.

L’évolutionisme n’est donc pas, comme le prétend M. de Dominicis, un positivisme perfectionné ; je me contente de l’avoir démontré, en mesurant à sa réelle valeur scientifique le comtisme pur. Je n’en estime pas moins que le philosophe italien a montré avec une élégante clarté quelques-uns des rapprochements qu’on peut établir entre deux systèmes si différents l’un de l’autre. L’idée d’évolution n’est pas dans Comte ; mais les comtistes à la façon de Littré, c’est-à-dire les positivistes de race expérimentale, l’acceptent, à titre d’hypothèse. Ils l’ac-

  1. Revue de la philosophie positive, mars-avril, 1819, p. 118 et suiv.