Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
242
revue philosophique

raison, la bonté, comme sentiment, comme impulsion naturelle, la réveille bien plutôt et la stimule. Mais comme toute affection un peu vive, la bonté tend à se traduire promptement en faits, et risque ainsi de devancer la délibération réfléchie. Sans partialité, on peut, en poursuivant le bien de l’un, ne pas s’apercevoir qu’on fait tort à l’autre ; on peut ne pas s’apercevoir que telle manière de procurer le bien d’un particulier ou même de la communauté dans une circonstance donnée, entraine avec elle un mal permanent. Des conflits trop réels naissent de la précipitation ou de l’étroitesse des vues. Même lorsqu’ils se généralisent en quelque théorie, comme dans la célèbre formule de la fin qui justifie les moyens, ils n’appartiennent point à l’essence de la bonté.

Cependant les funestes conséquences de ces adultérations accidentelles ont décrié la bonté auprès d’excellents esprits. Ne sachant pas en formuler la loi, ils refusent de chercher dans son idée le principe de la morale, tout contraints qu’ils sont d’avouer que son énergie réelle est le mobile de toute activité vertueuse. Ils se rejettent sur la notion de justice, dont il en est aisé d’établir la supériorité lorsqu’on compare une justice idéale à la vulgaire bonté de fait. Mais à peine est-il besoin de faire observer combien ce procédé est abusif. C’est l’idéal de la bonté qu’il faudrait comparer à l’idéal de la justice, et la justice de fait à la bonté de fait. Encore ce dernier parallèle ne permettrait-il aucune conclusion sur le principe, car, s’il est une vérité d’expérience certaine, c’est que la corruption du meilleur produit le pire. En restant sur le terrain des idées, ainsi qu’il convient, on constate promptement que la justice, à la prendre simplement en soi, ne conduit qu’à des règles négatives et ne constitue pas un mobile d’action ; on voit que le mobile des actions vraiment justes est toujours fourni par la charité, sans laquelle la justice est irréalisable. On s’assure également, par une réflexion très courte, que la bonté véritable, qui tend au plus grand bien du plus grand nombre, est inséparable de la justice, qu’elle constitue, attendu que la justice est la condition de tous les vrais biens.

Cette bonté dont nous parlons, c’est le dévouement, sans doute, la charité, l’altruisme, pour user du terme aujourd’hui réputé le plus élégant. Pourtant, hors d’une exaltation qui ne saurait être normale, le sentiment ne nous suggère pas, la conscience ne nous prescrit pas d’abandonner absolument le soin de tout intérêt propre. Cette perfection du renoncement conduirait même à des conséquences absurdes et contradictoires, car le bien de tous se compose essensiellement du bien de chacun, et chacun connaissant seul ses propres besoins, si chacun les néglige pour se dévouer à ceux d’autrui qu’il