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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

ignore, le tout périra nécessairement. L’altruisme normal, la bonté vraie ne détruit donc pas l’amour de soi, il le limite et le subordonne. Nous arriverions à statuer ainsi la légitimité, l’autorité de deux principes contraires, dont l’antagonisme nous menace de perpétuels conflits. Ce résultat, qui n’est pas plus satisfaisant pour la raison spéculative que rassurant pour la pratique, nous montre que, pour atteindre la formule exacte de notre loi, l’impulsion du cœur, le sentiment populaire ont besoin d’être éclairés et précisés par la pensée. Nous résumerons en quelques mots les résultats de ce travail tels que nous les avons exposés naguère ici même[1].

La volonté d’exister est le fond de notre être lui-même. Mais la loi de notre activité ne saurait contredire notre nature ; autrement elle en impliquerait la condamnation, elle ordonnerait notre destruction. Il n’y a point de logique dans l’univers et point de moyen de connaître quoi que ce soit, ou notre loi doit être conforme à notre nature. « Agis conformément à ta nature », telle est la première expression de la loi, le cadre obligé de toute loi. Et cette nature est avant tout la volonté d’être. Ainsi l’égoïsme est légitime. S’il est un devoir quelconque, nous devons nous vouloir nous-mêmes. Mais nous devons nous vouloir tels que nous sommes, tels que nous sommes essentiellement, et non accidentellement. Que sommes-nous donc ? telle est la question, que l’expérience seule peut résoudre. Sommes-nous des touts indépendants, un univers chacun pour soi, ou sommes-nous des membres d’un tout, subordonnés au tout, dépendant du tout et dépendant les uns des autres ? L’expérience a répondu. L’expérience atteste l’unité du monde, la solidarité des éléments du monde et spécialement la solidarité des êtres moraux dans notre monde, la solidarité du genre humain.

Physiquement, économiquement, intellectuellement, moralement, nous n’existons que par le genre humain. Nous devons donc nous vouloir comme membres et parties du genre humain. Nous vouloir autrement serait ne pas nous vouloir tels que nous sommes ; ce ne serait pas vouloir notre être, mais notre anéantissement. Nous devons chercher notre profit, notre bonheur, notre bien, notre réalité, dans l’avantage, dans le bonheur, dans le progrès du genre humain. L’égoïsme et l’altruisme, opposés dans leur abstraction, opposés encore trop souvent dans la pratique journalière par l’inévitable obscurcissement des rapports les plus généraux, se pénètrent, se confondent, s’identifient immédiatement et complètement, lorsqu’on les considère en face des faits.

  1. Revue philosophique, VIIe année, nos de janvier, mars et avril 1882.