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La solidarité humaine, dont l’unité de l’humanité paraît être à la fois l’effet, le principe et la seule explication possible, s’atteste par un ensemble de nécessités. Nous commettrions une pétition de principe en cherchant une preuve de l’unité dans notre idéal moral. La circonstance que cet idéal est celui des nations les plus civilisées ne nous donnerait encore qu’une présomption, et peut-être ne manquerait-il pas de gens pour nous dire que cet idéal resté populaire marque un point dépassé dans le développement de l’intelligence. Cependant l’existence incontestable d’un tel idéal et, les efforts tentés de plusieurs côtés pour le réaliser nous fournissent au moins une réponse victorieuse à l’objection banale que l’unité de l’espèce est incompatible avec la liberté des individus ; car, si la volonté bienveillante constatée en fait chez quelques-uns dans certains moments animait le plus grand nombre d’une façon permanente, la plus parfaite unité de l’espèce se trouverait du coup réalisée par la liberté des individus.

En fait, malheureusement, il n’en est point ainsi, chacun le sait bien. Chose des plus surprenantes, et qui nous plongerait dans l’étonnement si l’habitude ne nous l’avait pas rendue si familière, la loi reconnue du plus grand nombre n’est observée que par un fort petit nombre, et ce petit nombre lui-même la pratique mal. Cette loi nous commande de vivre conformément à notre nature ; mais une expérience prolongée nous instruit seule exactement de cette nature, méconnue à cette heure encore par de grands savants et de beaux esprits. D’ailleurs, que nous connaissions cette nature ou que nous ne la connaissions pas, nous possédons la faculté de la contredire dans notre conduite, non sans introduire en nous avec la contradiction le germe de la destruction et de la ruine ; mais enfin nous avons ce pouvoir, et nous en usons. Nous nous dirigeons conformément à l’apparence qui fait de nous des êtres complets et séparés : au lieu de chercher la réalisation de notre fin propre dans la réalisation de la fin commune, nous les opposons l’une à l’autre ; chacun tire à soi la couverture, nous nous dirigeons par la considération de notre avantage exclusif, ou nous cédons à l’attrait du plaisir, signe de quelque perfection sans doute, mais souvent d’une perfection d’un ordre inférieur à celui dans lequel nous devions nous mouvoir, au bien que nous devrions poursuivre. Bref, la loi de solidarité qui s’impose à nous nécessairement ne régit point notre pratique volontaire. Tel est le fait général ; l’importance en est capitale, soit qu’on en recherche les causes, soit qu’on en considère les effets. Nous toucherons successivement ces deux points.