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à la raison, et avec la croyance en Dieu se pose l’effrayant problème de la théodicée, problème éternel, qu’on agite aujourd’hui aussi bruyamment que jamais.

Si le mal résulte naturellement, fatalement de l’imbécillité des débuts, si naturellement, fatalement la solidarité s’enracine, si ces conditions sont celles d’une création quelconque, comment le Dieu qui nous est révélé par la puissance de l’idée morale en nous a-t-il pu créer ?

La réponse dépend de l’idée qu’on se fait de l’étendue du mal et de sa force. Il ne règne pourtant pas partout, sur tout et toujours. Les idées s’épurent, les mœurs s’adoucissent, notre expérience est courte. Pourvu qu’on sache faire abstraction de la simple souffrance (et cette suggestion paraitrait moins révoltante, si l’on pensait avec quelle incroyable facilité nous oublions la douleur dès qu’elle est passée) ; si nous nous tenons à distance des représentations juridiques qui se produisent sans doute d’une manière assez naturelle, mais qui ne s’imposent pas absolument ; si nous faisons abstraction d’une destinée future des individus, dont la raison ne nous dit pas grand’chose quand on ne s’ingénie pas à la faire parler, l’idée générale du progrès, l’espoir instinctif du progrès fournirait une réponse provisoire à la grande question. Nous ne saurions juger le monde, attendu que le monde n’est pas achevé. A-t-on constaté ou seulement établi avec une certaine vraisemblance que le progrès moral appartient à l’ordre du monde ? Cela suffirait pour nous mettre l’esprit en repos. Mais cette constatation n’est rien moins qu’évidente à tous les yeux. La question n’est qu’ajournée ; elle se posera de nouveau lorsque nous aurons étudié le rôle et l’empire du mal dans l’individu, dans notre propre cœur.

II

Morale pure et morale appliquée.

La loi de solidarité volontaire, la loi morale est rarement observée dans toute sa vérité, dans toute son intimité, même par ceux d’entre nous qui honorent et qui embellissent le plus la vie sociale ; elle est singulièrement oblitérée dans la pratique journalière de la masse, et complètement foulée aux pieds par des crimes, dont le plus petit nombre est susceptible de répression légale, et dont une faible portion seulement de ce petit nombre arrive à la connaissance des tri-