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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

bunaux. Cette généralité du mal produit une conséquence très curieuse, déjà signalée par d’éminents esprits et que nous voulons relever à leur suite, parce que l’importance pratique en est extrême. La loi morale subsiste en droit, malgré tous les faits, et pourtant nous n’avons pu nous rendre compte de son autorité sur nous qu’en la rattachant à quelque réalité de fait au-dessus de nous, ce qui, bon gré mal gré, nous impose une théologie. L’autonomie de la volonté, que réclament d’illustres moralistes, est une véritable hallucination de ces grands hommes, à moins qu’il faille n’y voir qu’un nom de la théologie. Comment la loi morale établit-elle l’autonomie de ma volonté quand je la méconnais, quand je la soufflette, quand je la brave ? Il faut au moins reconnaître en moi deux volontés, et deux volontés capables de se contredire. Et c’est ce qu’on fait, c’est ce que la plus simple observation psychologique nous contraint de faire. Mais alors qu’a-t-on gagné, et comment s’est-on débarrassé de cette théologie qu’il semblait si pressant d’éliminer ? L’idéal lui-même a besoin pour subsister de s’appuyer sur une base de fait. Si cette base n’appartenait pas à un ordre transcendant, s’il la fallait chercher dans le monde, nous ne l’y trouverions jamais.

En effet, et c’est le point où j’en voulais venir, l’inobservation générale de la loi finit pourtant par réagir sur la loi comme telle, et nous oblige pratiquement à la modifier. Celui qui, dans le monde où nous nous agitons, voudrait observer simplement, directement, entièrement la loi morale, arriverait à des résultats contraires aux fins mêmes de cette loi. On est forcé de compter avec les faits, et, parmi les faits, il en est peu de plus généraux, de plus constants que la mauvaise volonté de notre semblable ; c’est un facteur qu’il n’y a pas moyen de négliger dans notre calcul. Il en résulte en effet cette conséquence, aisément vérifiable, que, dans l’immense majorité des cas de quelque importance, la conduite qui découlerait logiquement du principe et serait naturellement suggérée par la considération du bien général n’avancerait nullement ce bien, mais produirait plutôt l’effet contraire, en surexcitant la fourbe et les passions cupides par l’espoir d’une facile proie. La condition morale de l’humanité qui nous a permis de concevoir et de formuler un idéal de conduite ne nous permet pas de le réaliser purement et par voie directe. L’idéal subsiste, mais la perspective d’une réalisation même grossièrement approximative en est reculée dans des profondeurs inaccessibles, et les résolutions suggérées au fond par cet idéal ne permettent pas toujours de le discerner lui-même. Trouver notre bien dans le bien de tous, telle est la règle mais, dans l’état où nous sommes réduits par des compétitions de toute espèce, nous n’avons le plus souvent