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autre chose à faire pour contribuer au bien de tous que de réclamer notre place au soleil et de défendre énergiquement les conditions de notre propre existence. En effet, si nous nous abandonnions nous-mêmes, ce sacrifice profiterait, peut-être à tel concurrent, il ne servirait point au bien de l’ensemble, et dans lequel est compris notre bien personnel, et qui ne peut subsister que par la justice. Faire respecter la justice en nous devient ainsi notre tâche immédiate. Le commandement : « Procure le bien de tous, » s’atténue donc en la formule moins forte et moins simple : « Dirige-toi par la considération : du bien de tous, » laquelle, en reprenant une forme pratique, se traduira d’une manière assez exacte par celle-ci : « Cherche ton profit par tous les moyens qui ne font pas tort à autrui. » — Ou plutôt, comme cette dernière formule déjà si rabaissée est encore un idéal irréalisable : « Cherche ton profit au moindre dommage possible pour tes semblables. » Ceci ne doit pas être entendu dans le sens d’un utilitarisme grossier, comme si la justice n’avait pas d’existence propre. Faire tort à autrui, dans le sens précis du mot, n’est pas lui porter un dommage quelconque, c’est le priver de quelque chose auquel il a droit d’après des conventions antérieures ou d’après une proportion naturelle, si bien qu’on ne saurait faire tort à qui que ce soit, sans faire tort à la société tout entière. À tout le moins devrions-nous donc, semble-t-il, nous interdire absolument l’injustice. Mais, si l’on va au delà de ces grosses questions dont les tribunaux peuvent connaître, on s’assure bientôt qu’il est impossible d’user pleinement de son propre droit sans porter plus ou moins atteinte au droit d’autrui ; c’est pourquoi nous descendons finalement à ce précepte fort modeste et d’apparence un peu bas : « Fais à ton prochain le moins de mal qu’il l’est passible. » C’est la formule exacte du droit de la guerre, tels que l’énoncent les publicistes les plus humains et les plus éclairés ; or l’état de guerre, c’est l’état de fait. La quantité limitée des objets utiles nous condamne à la concurrence ; les nécessités et les mœurs de la concurrence font de la vie sociale une guerre limitée et régularisée par la loi civile et par la loi morale, comme la trêve de Dieu du moyen âge. Comme il y a des conflits, d’intérêts, il y a des conflits de devoirs et des conflits de droits, de : sorte que, tout en conservant intérieurement l’esprit de justice et de : charité, nul ne peut se flatter qu’il évitera toute démarche contraire : à la charité, ni même en quelque mesure à la justice. Ainsi le : fabricant auquel l’importance de son : capital ou toute autre circonstance permet de vendre à meilleur compte que ses rivaux les chassera du marché, c’est-à-dire qu’il les empêchera d’exercer une industrie qu’ils ont le droit incontestable d’exercer, à l’exercice de laquelle ils se