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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

sont préparés, dans laquelle ils ont absorbé leurs ressources. Quel est le tort dont il les punit ainsi par la ruine et par la faillite ? Leur tort unique est de n’être pas aussi riches que ce brave homme. Un tel résultat est-il juste ? — Non certainement. — Et cependant le compétiteur heureux n’a fait qu’user de son propre droit, en obéissant aux nécessités de sa position. Peut-être existe-t-il des hommes assez favorisés du sort pour qu’il leur soit possible de s’assurer, avant chaque pas dans la vie, qu’ils n’écrasent personne sous leurs talons ; mais assurément ils sont placés au bénéfice de circonstances exceptionnelles. Dans le gouvernement de l’individu par lui-même comme dans le gouvernement des Etats, la seule règle générale applicable est finalement celle du moindre mal.

Il est donc essentiel de distinguer avec soin, conformément à l’exemple excellent de M. Renouvier, entre la morale de l’état de paix, dont la règle est « trouver son bien dans celui du tout », et la morale de l’état de fait, avec sa devise : « Avancer nos affaires en faisant aux voisins le moins de mal que nous pourrons. » Et, qu’on l’entende bien, la maxime de l’état de paix demeure impliquée dans celle de l’état de fait : c’est toujours le bien de l’ensemble que nous cherchons, dans la mesure du possible, par le seul chemin qui nous reste ouvert. La morale applicable est un compromis perpétuel entre la loi de liberté, qui veut le bien pour le bien, et les nécessités de notre condition terrestre, qui nous imposent une incessante vigilance pour défendre notre existence et nos moyens d’action. C’est un devoir de se donner, c’est un devoir de se conserver : tel est le conflit permanent qui renferme en lui tout les conflits de devoirs dont la vie pratique est composée. Il y a des conflits de devoirs, et ces conflits doivent être jugés par la raison, et non tranchés par le hasard ou par le caprice. Chacun doit agir suivant sa propre conscience ; mais c’est la conscience elle-même qui reconnaît dans le bien et dans le mal des notions générales, les mêmes pour tous. C’est la conscience qui demande à être éclairée, et c’est blesser la conscience, c’est la trahir que d’éluder l’examen des conflits en renvoyant chacun à sa conscience. Toute règle morale applicable est une règle de casuistique, et celui qui ne veut point de la casuistique ne veut point de morale applicable il veut des mots et rien que des mots. Imposer à tous les hommes l’obligation légale de confesser leurs fautes à quelques-uns, attribuer à ces privilégiés le pouvoir d’en absoudre et le droit de les punir, fatiguer et corrompre son imagination dans l’absurde tentative d’établir une classification scientifique embrassant tous les crimes et toutes les turpitudes possibles, afin d’en coter les prix de rachat : ce sont des monstruosités com-