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mises au nom de la religion, contre l’esprit de la religion, qui dit : « La vérité vous affranchira » ; mais dont la religion porte néanmoins la peine. Ces abus ont donné naissance à d’autres abus. Pour conserver un pouvoir fondé sur l’opinion, il a fallu céder à l’opinion. Lorsqu’on a vu qu’on se passerait de l’absolution s’il était trop malaisé de l’obtenir, on en a rendu les conditions plus faciles. Ainsi le clergé, pressé par les exigences de sa situation particulière, a développé pour les besoins du confessionnal une casuistique favorable à la corruption des mœurs. Cet abus de la casuistique a jeté sur elle un profond discrédit ; le scandale causé par la révélation de règles vicieuses, fondées sur un principe faux, a favorisé la paresse et la brutalité de ceux qui ne veulent soumettre la vie à aucune règle. D’honnêtes gens, à vues courtes, ont jugé de la chose sur le son du mot et condamné sommairement l’étude des cas de conscience. Il y a là un malentendu déplorable. La casuistique décriée est la casuistique du clergé, établie pour les besoins de clergé, fondée sur une idée fausse des attributions et de la responsabilité du clergé ; la source du mensonge git ici dans la notion du clergé, non dans celle de la casuistique, dont la conscience éprouve un besoin d’autant plus pressant qu’elle est plus sensible et plus délicate. Le problème de cette discipline n’est pas de savoir quel intérêt peut être allégué pour se dispenser d’accomplir un devoir. Les véritables cas de conscience sont les cas de conflit entre les devoirs ; et chacun le sait, ou du moins devrait le savoir, chacun le saurait avant sa vingtième année, s’il était capable de réfléchir sur ses propres expériences, ces cas forment le tissu de notre vie. Faut-il laisser au hasard le soin de les trancher, ou faut-il fournir à la conscience le moyen de les résoudre équitablement, en les examinant à l’avance suivant des principes ? Tel est le sens de cette question de la casuistique, dont tant d’esprits bornés, esclaves des mots, croient se débarrasser par une exclamation méprisante. Laisser les individus se débrouiller au milieu des faits sociaux sans autre guide et sans autre secours que la pure morale idéale, c’est préparer quelques sublimes folies ; c’est condamner quelques âmes délicates au mépris le plus exagéré d’elles-mêmes, au plus affreux désespoir ; c’est vouer infailliblement le plus grand nombre au scepticisme pratique et au relâchement des mœurs. Ils ne tarderont pas à comprendre qu’agir et parler sont deux, et que pour subsister il faut nécessairement en rabattre de la règle abstraite ; mais ils ne sauront pas, ils ne pourront pas discerner à la minute combien il convient d’en rabattre, ni d’après quelle règle doit s’opérer la réduction. Mécontents d’eux-mêmes, quoi qu’ils fassent et quoi qu’il arrive, jusqu’à ce que le cas soit formé sur leur con-