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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

science, ils ôteront du devoir ce qui gênera leur intérêt, leur passion, enfin leur caprice. Légers comme des hommes de plume, ils auront la phrase de la chose, et de la chose même absolument rien. Ils commenceront par l’enthousiasme de la vertu pour s’asseoir dans le cynisme ou dans l’hypocrisie. N’avez-vous jamais observé cette déclinaison ? Ne connaîtriez-vous personne dans vos alentours qui ressemblât à ce portrait ? Il me semble que d’ici, j’en désignerais l’original sans trop de peine.

La morale se transforme donc nécessairement par suite du fait que l’idéal moral n’est généralement pas observé. Il est absurde de songer à établir une règle de conduite pour un monde qu’on ne connaît pas. La morale ne saurait oublier que nous habitons un corps, quelle que soit la manière dont elle entend que ce corps soit traité. Elle n’oubliera ni la pluralité des individus, ni leurs rapports nécessaires. Elle doit compter avec tous les faits qu’il n’est pas en son pouvoir de modifier. Eh bien, le niveau moral d’une société donnée, le niveau moral de l’humanité rentre dans le nombre des faits avec lesquels il est impossible de ne pas compter dans la pratique. Fait accidentel, peut-être fait de liberté, partiellement du moins, dans son origine, il n’en constitue pas moins pour le législateur, pour le juge, pour l’homme privé dans sa conduite journalière, une donnée à peu près immuable dans les limites d’un certain temps. Le but prochain de la charité est d’élever d’un degré ce niveau. Rien n’est donc plus essentiel que de le connaître, et nulle règle ne saurait conduire à des résultats pratiques avantageux, si elle n’est calculée dans cette vue et sur cette connaissance. Finalement, l’appel à la conscience individuelle reste inévitable ; mais la position de ce juge suprême change du tout au tout suivant que la cause sur laquelle il doit prononcer est instruite ou ne l’est pas. Sans prétendre à l’infaillibilité, elle peut se flatter de tomber juste entre un petit nombre d’alternatives bien étudiées. En face du pur idéal, condamnée à réaliser un impossible qu’elle reconnaît impossible, elle se trouble, elle se déchire, elle se détruit.


III

La théodicée.

Nous voyons donc la loi morale, qui nous prescrit distinctement de vivre et d’agir pour l’ensemble, d’observer envers chacun la jus-