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tice, et, dans les limites de la justice, de travailler au plus grand bien de tous, se réduire pratiquement, en raison du droit de défense, dont l’exercice est un devoir, à l’obligation de faire aux autres tout le bien compatible avec nos avantages légitimes, de ne porter dommage à leur droit qu’en vertu d’un droit supérieur ou du moins égal. Nous avons des devoirs envers nous-mêmes, qui sont aussi tous en quelque manière des devoirs envers le prochain, car l’idée morale implique l’obligation de se préparer à faire le plus de bien possible ; mais la morale proprement sociale consiste essentiellement à déterminer, d’après des règles dictées par la considération du bien idéal, la meilleure solution des conflits qui s’élèvent entre les hommes. D’ailleurs même dans nos rapports avec nous-même, là brièveté du temps fait surgir des conflits de devoirs qu’il importe de résoudre suivant quelques principes fixes. Ces principes sont encore en quelque mesure à trouver, le problème ayant été considéré le plus souvent d’un point de vue trop matériellement utilitaire ou trop strictement juridique (pour ne pas parler d’une théologie qui raisonne énormément, mais qui raisonne sur des bases que la raison n’a pas contrôlées). Nous nous exprimerions peut-être différemment, si la Science de la morale de M. Renouvier avait déjà conquis, à notre connaissance, la place qui lui appartient, car cette morale, qui affiche le légalisme en gros caractères, est au fond beaucoup plus tendre, nous l’avons vu, c’est-à-dire beaucoup plus complète et beaucoup plus pure qu’on ne le présumerait d’après l’enseigne. Mais, instinctive ou scientifique, déduite ou pressentie, la règle des conflits se trouve en à peu près chez tout honnête homme, et chez bien des hommes sensés qui ne sont pas honnêtes autant qu’il faudrait.

Ici se pose inévitablement une question personnelle, à laquelle on ne saurait refuser de répondre lorsqu’on prétend chercher la vérité. Cette morale pratique, abaissée au niveau des nécessités pratiques, et d’après laquelle nous nous jugeons nous-même, cette morale qui nous interdit de faire tort aux autres dans le sens légal du mot, qui nous ordonne de leur faire tout le bien compatible avec le soin de nous-mêmes, qui nous prescrit de nous cultiver, de nous purifier, de nous fortifier, afin de nous rendre capable de plus de bien, ces lois, dont l’observation ne nous semble point impossible et serait tout profit pour nous-mêmes et pour la société, les observons-nous, leur sommes nous constamment fidèle ? — Comme des questions semblables sortent souvent des lèvres de prédicateurs et qu’on m’a fait l’honneur, pauvre avocat, de me compter parmi les théologiens, il vaudra mieux ne pas répondre moi-même. Je n’interrogerai pas M. de Hartmann, pessimiste de profession, et pessimiste de belle