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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

humeur, à ce qu’il assure, vous savez déjà ce qu’il en pense. J’en appelle au père de M. Graindorge. Voici comment le savant académicien s’en explique :

« Nous constatons que l’individu agit le plus souvent en vue de son bien personnel, c’est-à-dire par intérêt… très rarement en vue du bien général. Nous isolons ce dernier motif… nous le louons tout haut, nous le recommandons à autrui, nous faisons parfois effort pour lui donner l’empire chez nous-mêmes. Nous avons ainsi fabriqué l’idée d’un certain caractère moral, et à l’occasion, de bien loin, nous accommodons à ce modèle notre caractère effectif[1]. »

Nous prenons bel et bien ceci pour la confession de M. Taine, et nous pensons que ceux qui ne l’honoreront pas davantage après l’avoir entendue ne méritent pas d’être comptés. Seulement il nous paraît que le philosophe historien flatte singulièrement ses semblables dans ce passage, si du moins nous l’entendons comme il veut être entendu lorsqu’il dit que le grand nombre agit le plus souvent en vue de son bien personnel. Les mots bien, intérêt, dont il se sert, sont des termes fort abstraits ; il y a là de hautes généralisations, dont plusieurs ne sont point capables et que le grand nombre essaie rarement. Le monde irait joliment mieux qu’il ne va, si chacun se conduisait conformément à son intérêt personnel, je ne dis pas à son intérêt bien entendu, tel qu’il ressort d’une juste conception des choses, mais seulement à son intérêt raisonné, à son intérêt aussi bien compris qu’un homme médiocre pourrait le comprendre en y réfléchissant avec l’attention dont il est capable. La plupart accomplissent leur tâche par routine et par nécessité, puis se livrent machinalement à leurs instincts, à leurs habitudes, à la première passion venue, sans songer aux suites, ou du moins sans essayer de les calculer dans leur ensemble. Qui ne connaît le prix de la santé, et combien de gens ne sacrifient-ils pas la leur aux plaisirs les plus fugitifs ? L’avare calcule bien les intérêts de son capital ; calcule-t-il’également bien son intérêt personnel tout entier ? tient-il compte des sympathies qu’il s’aliène en suivant partout sa maxime que « les affaires sont les affaires », et dont il regrettera l’absence plus tard ? Celui-ci pourtant a suffisamment rétréci son horizon pour qu’il ait la chance de suivre d’une manière assez conséquente le plan de conduite qu’il s’est tracé. Quant à ceux qui ont épousé le même idéal que M. Taine, nous pensons que leur jugement sur l’existence et sur eux-mêmes ne différera pas sensiblement du sien. Le développement de cette pensée nous est interdit ici. Ballotté entre les deux

  1. De l’intelligence, par H. Taine, 3e édit., tome II, p. 295.