Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
256
revue philosophique

écueils de la statistique et de la déclamation, il faudrait toute la force du génie pour fixer l’esprit du lecteur sur des vérités dont l’expérience universelle fait des lieux communs, et dont pourtant le plus grand nombre se détourne avec des dédains affectés, qui déguisent mal l’aversion… et l’épouvante. Nous nous bornons donc à poser nos points, tout connus qu’ils soient d’avance, et nous attendrons pour les justifier qu’on les conteste, ce qu’on ne fera probablement pas, le silence étant en de tels cas un procédé plus commode.

La corruption générale, où mieux, pour ne rien engager, l’insuffisance du milieu moral où nous nous mouvons, nous a contraint par des raisons de conscience, d’abandonner, comme irréalisable, contradictoire, et pratiquement pernicieuse, toute tentative pour régler immédiatement notre conduite d’après l’idéal que la raison nous suggère. À l’idéal de l’état de paix, nous avons dû substituer, pour emprunter la terminologie de M. Renouvier, un idéal de l’état de guerre : le mieux possible, le moins mal possible : consacrer nos efforts à rapprocher la société dans laquelle nous vivons de l’état de paix, de la solidarité dans la justice, faire immédiatement tout le bien que nous pouvons faire, sans sacrifier notre vie, sans abandonner nos droits, sans renoncer à la revendication de nos intérêts légitimes. Et maintenant nous constatons que nous sommes encore personnellement au-dessous de la tâche ainsi rabaissée. L’obstacle ne vient plus du dehors, mais du dedans ; nous ne trouvons pas en nous la constante volonté d’être tels que nous devrions être, de faire ce qui pourrait et devrait être fait par nous. Nous affirmons que cet état de chose est général, sans nier a priori la possibilité des exceptions. Les meilleurs ne nous semblent pas contents d’eux-mêmes. Ceux qui s’approuvent habituellement et se proposent volontiers comme des modèles à suivre ne nous inspirent pas confiance. Tantôt ils se font illusion sur les mobiles de leur propre conduite, tantôt ils placent trop bas leur idéal, ou bien encore ce sont tout bonnement des tartufes, qui veulent nous en imposer. Et qui n’est tartufe à ses heures ? Qui n’a jamais cherché à cacher quelqu’un de ses actes, à donner le change sur ses motifs ?

Cette généralité du phénomène nous autorise et nous oblige à dire que l’homme ne trouve pas en lui la force de faire ce qu’il sait être bien. Si la liberté des individus était intègre, le nombre des exceptions serait plus considérable et plus certain, ou plutôt les exceptions seraient la règle. Mais il n’est pas besoin de raisonner, il suffit d’observer et de réfléchir pour se convaincre que notre arbitre n’est point intègre. Nous sommes prédestinés, prédestinés au péché. C’est absurde, c’est odieux ; mais c’est ainsi !