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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

Et maintenant ce fait banal et merveilleux, ce fait terrible, comment l’expliquer ? Car il ne suffit pas de crier : vieille histoire ! et de tourner le dos à ceux qui la répètent ; il faut expliquer le fait allégué, le nier catégoriquement ou franchement renoncer à la science en renonçant à se comprendre soi-même. Négliger des faits, choisir dans les faits, c’est assurément une partie essentielle de l’art oratoire et littéraire, mais pour le philosophe, c’est une honte. Le vice radical de presque toutes les théories fausses consiste en ce qu’elles s’appuient sur un trop petit nombre de faits. Celui qui nous occupe est trop gros, malheureusement, pour qu’il soit possible à la bonne foi d’en abstraire.

Comment expliquer, nous demandons-nous, que personne ou presque personne ne mène une vie conforme à la règle du bien telle qu’il la conçoit ? L’explication d’un phénomène exige la solution de deux problèmes qu’il importe beaucoup de ne point confondre. Rendre sensible à l’esprit la manière dont le fait se produit ou dont il a pu se produire n’est qu’un premier pas ; le second, non moins nécessaire, consiste à faire entrer le phénomène ainsi compris dans la conception d’ensemble que la raison nous a suggérée. La première opération est ici la plus facile. Un peu plus haut déjà, nous avons fait entendre tant bien que mal comment la corruption morale affecte l’humanité tout entière. À cet effet, nous avons invoqué une idée analogue en quelque sens à celle qui permet à M. de Hartmann d’expliquer en bloc toutes les misères de l’univers. Il est essentiel de ne point les confondre, car, pour le dire en-passant, l’hypothèse de M. de Hartmann n’est pas légitime. Les marques d’une intelligence inconsciente qu’il signale dans la nature n’autorisent pas l’identification de cette intelligence inconsciente avec l’être absolu. Nous ne saurions arriver à l’absolu par induction ; le jeu des forces finies, que nous pouvons seul observer, ne nous conduit point à l’infini. Si nous sommes autorisés, c’est-à-dire obligés d’affirmer la réalité de l’infini, de l’inconditionnel, de l’absolu, ce ne peut être qu’en vertu d’une idée innée, d’un besoin de la raison ; or la seule idée innée, le vrai besoin de la raison, dans l’ordre spéculatif et dans l’ordre pratique, c’est, comme l’avait si bien compris notre vieux maître Aristote, le besoin de la perfection en toute chose. Nos idées de Dieu se modifient et progressent avec notre idéal de perfection. Le fantôme d’un absolu ignorant, d’un absolu bête, qui agit sans savoir ce qu’il fait et qui n’arrive à la conscience de lui-même que pour se repentir de ce qu’il a fait, est donc une conception hybride, une fantaisie insolente, un mélange impur. On élève à l’infini quantitatif ce qui est fini de sa nature ; mais, pour considérables qu’ils soient, les