Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 14.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
revue philosophique

mettre en question. — Le devoir existe, il est le devoir, il est sacré, nul n’y saurait porter la main sans crime, nul n’est admis à le révoquer en doute, car le soupçonner c’est manifestement s’en affranchir. Expliquez à votre loisir l’élaboration de la loi morale dans la conscience, mais sachez bien que, si vos constructions ou vos analyses ont pour effet d’en ébranler l’autorité, cela seul motivera leur condamnation, sans autre examen. Nous limitons ainsi la science, contrairement à l’esprit de la science, il en faut convenir, et c’est chose grave. Mais, suivant l’avis de Pascal et de Kant, et généralement contre celui des platoniciens et des péripatéticiens qui ont raisonné la théologie au moyen âge, nous plaçons la charité plus haut que la connaissance ; nous voyons avant tout dans l’homme un agent moral, un ouvrier qui travaille à bâtir le monde sous les yeux de l’architecte, et nous croyons que la science, ou plutôt la capacité d’apprendre lui est départie dans la mesure convenable à l’accomplissement de sa destination pratique. Telle est notre exacte position ; nous n’en méconnaissons pas les difficultés, mais nous pensons y rester.

L’autorité absolue, universelle de la loi morale ne saurait s’entendre, suivant nous, qu’en statuant, nonobstant toutes les apparences contraires, une puissance morale, c’est-à-dire une volonté morale à la base de l’univers. Ainsi nous arrivons à la théologie par induction, en partant de la conscience. Nous croyons en Dieu ; et cette croyance nous explique le fait anthropologique de la religion, qui n’est pas une phase inférieure du développement intellectuel, mais une fonction synthétique spéciale, essentielle à l’humanité[1]. Nous croyons en Dieu, mais nous répudions toute idée du gouvernement divin incompatible avec les conditions de la pensée scientifique[2]

Si ces deux thèses indémontrées, « la science est possible, le devoir existe », subsistent pourtant et finalement se concilient, il en résulte pour nous l’espoir d’atteindre et le droit d’exiger une conception du monde qui réponde aux exigences de la conscience morale. Nulle explication ne sera reçue comme valable, à moins de satisfaire à cette condition.

L’excellent Littré a fait ressortir avec force les difficultés que soulève un tel postulat contre le théisme traditionnel. À vrai dire, la question ne se pose que pour le théisme. Si l’homme était Dieu, bête et Dieu tout ensemble, ainsi que l’admet aujourd’hui couramment la philosophie en vogue, si l’ordre moral n’existait absolument

  1. Voyez Revue philosophique, no  de mars 1881.
  2. Voyez Revue chrétienne, nos de février et de mars 1882, Le problème de la prières.