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CH. SECRÉTAN. — le droit et le fait

rapport des individus entre eux, tandis qu’il est réellement question de toute autre chose. Pour comprendre ce qui est juste ou injuste envers l’individu, il est essentiel avant tout de savoir ce qu’est l’individu lui-même. Est-il un être total, est-il un organe ? est-il but, est-il moyen ? voilà la question. Et cette question change absolument d’aspect selon qu’on se place au point de vue du droit privé ou bien à celui de la philosophie. En droit privé, certes, l’individu est un but, et la philosophie aperçoit bientôt la nécessité qu’il y soit un but, puisque la besogne du monde est confiée à la liberté des individus. Mais, dès qu’on s’élève seulement au droit public, la position change. L’État, cette unité provisoire et bâtarde, traite bel et bien les individus comme des moyens : il leur prend le plus clair de leurs revenus, il les envoie à la guerre sans leur congé et ne les y ménage pas toujours autant que les chevaux, qu’il faut payer. Et la nature, elle en fait bien d’autres ! Pour elle, évidemment, l’individu n’est qu’un simple moyen, pas autre chose. Cela se manifeste dans les races inférieures d’une manière tout à fait frappante ; mais c’est encore vrai des primates. Pensez seulement à l’amour et à toutes les sottises qu’il leur fait faire ! Cependant l’individualité semble ici mieux ménagée ; le nombre des individus conservés s’accroît proportionnellement à celui des germes dépensés, qui diminue. Mais pourquoi cela ? La nature est-elle infidèle à son plan général ? l’abandonne-t-elle ici pour se lancer sur la piste opposée, ou bien ne suivrait-elle pas plutôt à son idée, et ne va-t-elle pas répéter le même motif sur un autre ton, avec d’autres instruments ? — Eh bien, oui ! c’est toujours le même motif, mais ce n’est plus le même orchestre, c’est un autre chant. Ce qui précède était énigmatique ; ici, tout s’illumine. Il faut que l’homme individuel soit but dans ordre matériel, but aussi dans la société juridique et de contrainte, afin qu’il fournisse le moyen de réaliser l’unité véritable, l’unité spirituelle, l’unité de la volonté, l’unité par la charité, l’unité par la liberté.

Ainsi l’espèce est l’être, l’espèce est le sujet moral par excellence. C’est relativement à l’unité supérieure, à l’espèce, que la question de la justice providentielle peut se poser et doit se poser. L’ordre naturel et l’ordre moral ne sont pas deux ordres, mais un seul. Si l’on constate entre eux un antagonisme de fait, il ne saurait provenir que d’un accident. Il est parfaitement conforme à la nature des choses que le caractère des parents se retrouve dans leurs enfants, puisque les enfants sont la continuation de leurs parents. Il est tout à fait dans l’ordre que les déterminations mentales et morales de quelques-uns se répercutent dans les autres et les modifient, puisque les uns