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sont en communauté de vie avec les autres, étant les organes et les membres d’un même corps, simultanément, comme dans l’animal, ou successivement, comme dans la plante. Par l’effet d’une nécessité qui n’a rien d’arbitraire ni de fortuit, mais qui exprime la nature même des choses, la faute de l’un entraîne la faute de l’autre, comme les efforts du premier pour se relever seront utiles au relèvement de son compagnon.

Ce rapport est naturel, et ce rapport est juste. Il est juste au sens le plus général, dont la justice des tribunaux n’est qu’une espèce ; il est juste dans ce sens qu’il peut et qu’il doit être accepté par la volonté de l’individu. La volonté qui l’accepte n’est que la pure moralité, telle que nous l’avons définie, sans égard à la question du mal et sans souci de la théodicée : se perdre dans l’ensemble pour s’y retrouver, faire son propre bien du bien de l’humanité, et, par une suite inévitable, accepter sa part, réclamer sa part au malheur de l’humanité. Peut-être rendrons-nous notre pensée plus : claire en la traduisant dans la langue de la théologie, qui est restée populaire, au moins dans certains milieux. Disons donc qu’il n’y a qu’une fin véritable, le salut de l’humanité dans son ensemble, et que le salut de l’individu consiste à se rendre utile au salut de l’ensemble, comme la perdition de l’individu consiste à devenir nuisible à l’ensemble.

Cette manière de voir est certes loin de porter atteinte aux responsabilités individuelles, puisque tout y roule en définitive sur l’emploi que font les individus de leur liberté. Dans notre présente condition, cette liberté n’est pas intacte ; c’est un point de fait : il comporte les appréciations les plus diverses, sans qu’il soit au pouvoir d’un observateur loyal de le contester ; la solidarité morale pèse sur nous inégalement, mais nul ne parvient à s’y soustraire. Elle ne va pas cependant jusqu’à supprimer tout à fait notre arbitre, si du moins nous « en croyons sur ce point le témoignage de notre conscience. Nous avons constaté précédemment l’obligation de nous fier à ce témoin lorsqu’il dépose, et ceux qui auraient totalement perdu la faculté de l’entendre auraient cessé par là même d’appartenir à l’humanité. Nous pouvons donc quelque chose pour nous-mêmes et pour la société, dont nous sommes encore des membres utiles ; mais nous sommes des membres malades ; la frivolité qui abaisse le devoir ou qui le supprime, le parti pris qui ferme les yeux sur les faits, le fatalisme enfin qui élimine le problème tout entier semblent seuls pouvoir révoquer en doute cette vieille et triste vérité, La liberté de l’être fini, par où la faute est possible, la solidarité, par où l’altération de l’un se transmet à tous, expliquent complètement cet état de fait. La question dont un anthropomorphisme légitime a