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aura donné l’habitude de regarder toujours à l’ensemble et jamais à nous, du même coup nous aurons délié — ou tranché — le nœud vital de la théodicée. Il défie tout autre procédé, il se rit de tout autre effort. Il faut être dans la vérité pour apercevoir la justice. C’est ainsi que nous entendons la parole des stoïciens, suivant laquelle il n’existe plus aucun mal pour celui qui observe la loi naturelle. Mais on n’arrive pas à ce dépouillement par un acte intellectuel, il y faut vivre en réalité, et peut-être trouverait-on, à l’essayer, qu’il est malaisé d’y parvenir. Le problème qui paraissait purement spéculatif se trouve être finalement un problème tout pratique.

Peut-être d’ailleurs les stoïciens n’avaient-ils pas tout vu. Nous n’estimons pas avoir tout dit, et nous ne nous flattons pas de pouvoir tout dire. Le problème de la justice dans les destinées individuelles ne se laisse pas si lestement supprimer. La charité même le ressuscite. La blessure de la conscience n’est donc pas complètement cicatrisée ; mais le venin en est éloigné pour celui qui, ne voulant être qu’un instrument, a pleinement accepté son propre sort. Il y a toujours un idéal pour l’individu, mais cet idéal est transformé. Le désaccord entre l’idée et le fait persiste ; mais l’espoir n’est plus interdit, et, sans renoncer à la raison, l’on pourrait se résigner à l’ignorance.

Nous souhaitons pourtant de tout notre cœur qu’il se produise bientôt une meilleure conciliation du fait et du droit, car nous sentons combien il serait facile d’habiller celle-ci d’un vêtement mal porté, ce qui naturellement dispenserait d’en tenir compte. On l’a déjà cent fois réfutée, nous dirait-on alors, ce n’est pas la peine d’y revenir ; ou plutôt on ne dirait rien et notre affaire n’en serait que mieux réglée. Aussi, qu’une autre solution se présente, nous sommes prêts à nous y ranger. Mais une théorie qui négligerait un côté des faits ne répondrait pas au besoin. Une théodicée proprement dite qui s’appuierait sur des considérations étrangères à l’ordre moral n’est plus possible qu’à la routine la plus frivole. Pour faire descendre l’ordre moral de la place qu’il occupe, infiniment au-dessus de tout le reste, il n’y a qu’un moyen discutable : c’est de le nier. Si Dieu reste, en dépit de tout, un objet, un problème, au moins pour la pensée philosophique, c’est en raison des conditions immuables de l’ordre moral. Ces conditions nous interdisent de chercher l’origine du mal ailleurs que dans quelque résolution de la volonté libre. Telle est l’évidence a priori qu’il s’agit d’accorder avec l’aspect général des faits, ce qui semble circonscrire dans un espace assez étroit le champ des solutions possibles. Celle que nous avons proposée se déduit avec une inéluctable nécessité du principe de la