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G. TARDE. — la nature et l’histoire

une fois cette longue promenade, il ne nous la fera pas refaire autant de fois qu’il y a de mots ou de formes grammaticales dans la langue romaine, qu’il y a de formalités rituelles dans la religion romaine ou de manœuvres apprises aux légionnaires par leurs officiers instructeurs, qu’il y a de variétés de l’architecture romaine, temples, basiliques, théâtres, cirques, acqueducs, villas avec leur atrium, etc., qu’il y a de vers de Virgile ou d’Horace enseignés dans les écoles à des millions d’écoliers, qu’il y a de lois dans la législation romaine, qu’il ya de procédés industriels et artistiques transmis fidèlement et indéfiniment d’ouvrier à apprentis et de maitre à élèves dans la civilisation romaine. Pourtant, ce n’estqu’à ce prix qu’on peut se rendre un compte exact de la dose énorme de régularité que les sociétés les plus agitées contiennent. — Puis, quandle christianisme aura apparu, le même historien se gardera bien, sans nul doute, de nous faire recommencer cette ennuyeuse pérégrination à propos de chaque dogme, de chaque rite chrétien qui se propage dans la Gaule païenne à la manière d’une onde sonore dans un air déjà vibrant. — En revanche, il nous apprendra que, à telle date, Jules César a conquis la Gaule, et qu’à telle autre date tels saints sont venus prêcher la doctrine chrétienne dans cette contrée. Il nous énumérera peut-être aussi les divers éléments dont se composent la civilisation romaine ou la foi etla morale chrétiennes, introduites dans le monde gaulois. Le problème alors se posera pour lui de comprendre, de présenter saus un jour rationnel, logique, scientifique cette superposition bizarre du christianisme au romanisme, ou mieux de la christianisation graduelle à la romanisation graduelle ; et la difficulté ne sera pas moindre d’expliquer rationnellement, dans le romanisme et le christianisme pris à part, la juxtaposition étrange de lambeaux étrasques, grecs, orientaux et autres fort hétérogènes eux-mêmes, qui constituent l’un, et des idées juives, égyptiennes, byzantines, fort peu cohérentes d’ailleurs, même dans chaque groupe distinct, qui constituent l’autre. C’est cependant cette tâche ardue que le philosophe de l’histoire se proposera ; il ne croira pas pouvoir l’éluder s’il veut faire œuvre de savant, et il se fatiguera le cerveau à faire de l’ordre avec ce désordre, à chercher la loi de ces hasards et la raison de ces rencontres.

En somme, c’est comme si un botaniste se croyait tenu à négliger tout ce qui concerne la génération des végétaux d’une même espèce ou d’une même variété, et aussi bien leur croissance et leur nutrition, sorte de génération cellulaire ou de régénération des tissus ; ou bien c’est comme si un physicien dédaignait l’étude des ondulations sonores, lumineuses, calorifiques et de leur mode de propagation à