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plus intenses parce qu’ils ont eu le temps voulu pour se déployer et s’établir en habitudes, en mœurs, en « instincts de races » soidisant physiologiques[1]. Donc, l’ignorance où nous sommes des découvertes inattendues qui s’accompliront dans dix, vingt, cinquante ans, des chefs-d’œuvre rénovateurs de l’art qui y apparaîtront, des batailles et des coups d’État ou de force qui y feront leur bruit, ne nous empêcherait pas de prédire presque à coup sûr, dans l’hypothèse où je me suis placé plus haut, dans quelle direction et à quelle profondeur coulera le fleuve d’aspirations et d’idées que les ingénieurs politiciens, les grands généraux, les grands poètes, les grands musiciens auront à descendre ou à remonter, à canaliser ou a combattre.

Comme exemples à l’appui de la progression géométrique des imitations, je pourrais invoquer les statistiques relatives à la consommation du café, du tabac, etc., depuis leur première importation jusqu’à l’époque où le marché a commencé à en être inondé, ou bien au nombre des locomotives construites depuis la première, etc[2]. Je citerai une découverte moins favorable en apparence à ma thèse, la découverte de l’Amérique. Elle a été imitée en ce sens que le premier voyage d’Europe en Amérique, imaginé et exécuté par Colomb, a été refait un nombre toujours croissant de fois par d’autres navires avec des variantes dont chacune a été une petite découverte, greffée sur celle du grand Génois, et a eu à son tour des imitateurs.

Je profite de cet exemple pour ouvrir une parenthèse. L’Amérique aurait pu être abordée deux siècles plus tôt ou deux siècles plus tard par un navigateur d’imagination. Deux siècles plus tôt, en 1292, sous Philippe le Bel, pendant les démêlés de ce monarque avec Rome et sa tentative hardie de laïcisation et de centralisation administrative, un tel débouché d’un monde nouveau offert à son ambition n’eût point manqué de la surexciter et de précipiter l’avè-

  1. On voudra bien ne pas me prêter l’idée absurde de nier en tout ceci l’influence de la race sur les faits sociaux. Mais je crois que, par nombre de ses traits acquis, la race est fille et non mère de ces faits, et c’est par cet aspect oublié seulement qu’elle me paraît rentrer dans le domaine propre du sociologiste.
  2. On m’objectera que les progressions croissantes ou décroissantes révélées par les statistiques continuées un certain nombre d’années ne sont jamais régulières et sont fréquemment coupées d’arrêts ou de mouvements inverses. Sans entrer dans ce détail, je dois dire qu’à mon sens ces arrêts ou ces reculs sont toujours l’indice de l’intervention de quelque nouvelle invention qui devient contagieuse à son tour. J’explique de même les progressions décroissantes, d’où il faudrait se garder d’induire qu’au bout d’un temps, après avoir été imitée de plus en plus, une chose sociale tend à être desimitée. Non, sa tendance à envahir le monde reste toujours la même et, si elle est non pas désimitée, mais bien de moins en moins imitée, la faute en est à ses rivales.